Recul des mouvements populaires dans la région arabe et essor de l'État islamique

Recul des mouvements populaires dans la région arabe et essor de l'État islamique : Une dialectique de la régression

La genèse de l’EI  doit être resituée dans la trajectoire des soulèvements arabes qui ont éclaté en 2011 et 2012. Ceux-ci ont suscité un énorme espoir. Ils se sont heurtés à la répression et à des revers les empêchant de poursuivre leur avancée de façon significative. Et les groupes islamistes se sont glissés dans cette brèche, leur progression étant liée au recul des révoltes et des aspirations démocratiques populaires qu’elles incarnent. Il n’y avait rien d’inévitable à cela. Mais les difficultés rencontrées par ces soulèvements ont créé un vide qui devait être nécessairement rempli par quelque chose d’autre.

Il s’agit d’une dialectique de régression : la croissance de Daech a renforcé l’incapacité à réaliser les aspirations de 2011, et elle s’en est en même temps nourrie, tandis que la région sombrait sous les coups de multiples crises. Et c’est parce que les aspects de ce processus se renforcent mutuellement que la situation actuelle est si dangereuse.

 

 

Les fantômes de 2011

Les soulèvements  qui ont commencé en Tunisie et en Egypte en 2010-2011, avant de secouer tout le Moyen-Orient, ont été les plus grandes révoltes qu’il ait connues depuis cinq décennies. Il faut se souvenir des promesses initiales de ces mouvements  ; les commentateurs les considèrent aujourd’hui comme voués à l’échec dès le départ – ou pire, les attribuent à des complots de l’extérieur.

Ces mouvements ont conduit des millions de personnes à l’action politique pour la première fois depuis des générations, ébranlant les structures étatiques et les capacités répressives de régimes alliés à l’Occident. Leur caractère régional montrait aussi que les peuples du Moyen-Orient partageaient des expériences communes. Leur impact sur la conscience et les formes d’organisation de larges secteurs sociaux continue à être ressenti dans le monde.

Dès le début, ils allaient au-delà de l’opposition simpliste entre « démocratie et dictature », pointée par de nombreux commentateurs. Les raisons profondes qui ont fait descendre les peuples dans la rue sont liées aux formes prises par le capitalisme dans la région : des décennies de restructuration néolibérale, l’impact de la crise mondiale, et les modalités de gestion des Etats arabes par des régimes autocratiques policiers, soutenus de longue date par l’Occident. Cette réalité sous-jacente signifiait que les enjeux auxquels le monde arabe faisait face ne pourraient pas être résolus par l’éviction de tel ou tel autocrate.

Pour prévenir une mise en cause des structures politiques et économiques et bloquer toute possibilité de changement, les dominants, soutenus par les puissances occidentales et leurs alliés régionaux, sont intervenus rapidement. Une palette de moyens ont été mis en œuvre, mobilisant différents acteurs politiques et marquant les spécificités des processus contre-révolutionnaires dans chaque pays.

La politique économique n’a pratiquement pas changé, tandis que les créanciers occidentaux et les institutions financières internationales insistaient sur la continuité des réformes néolibérales engagées en Egypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie. Pour assurer une telle continuité, il a fallu forger de nouvelles lois et mettre en place des dispositions d’état d’urgence afin d’interdire les manifestations, les grèves et les mouvements politiques.

Simultanément, l’intervention politique et militaire étrangère a cru rapidement. Le morcellement de la Libye, suite à l’intervention militaire occidentale, de même que l’écrasement du soulèvement de Bahreïn par l’Arabie Saoudite, ont été deux moments clés de ce processus. Le coup militaire égyptien de juillet 2013 a aussi marqué un tournant dans la reconstitution des anciennes structures étatiques, confirmant le rôle pernicieux des Etats du Golfe pour refouler le processus révolutionnaire.

Plus encore, la dévastation sociale et physique de la Syrie par le régime Assad, provoquant la mort de centaines de milliers de personnes et le déplacement de millions d’autres (dans et hors du pays), a renforcé un sentiment de désespoir à l’échelle régionale, qui s’est substitué à l’optimisme initial de 2011.

Daech et ses incarnations antérieures n’avaient eu aucune prise sur les premières phases de ces mouvements de protestations créatifs qui ont ébranlé les pays arabes au cours de l’année 2011. Dans la foulée du renversement du dictateur égyptien Hosni Mubarak, l’Etat islamique d’Irak (ancêtre de l’EI) s’était contenté de dénoncer la laïcité, la démocratie et le nationalisme, appelant les Egyptiens à «ne pas remplacer le meilleur par le pire».

C’est lorsque les aspirations initiales au changement se sont vues de plus en plus frustrées, que Daech et les autres groupes djihadistes ont émergé comme expression du recul du processus révolutionnaire et de la perception d’un chaos croissant. Afin de mieux comprendre ce retournement, il faut saisir l’idéologie et la vision du monde prônées par l’EI.

 

 

Authenticité, brutalité, utopie

Daech entend construire  un Etat et voue de gros efforts à l’établissement de structures financières, légales et administratives sur un territoire qui pourrait abriter plus de 10 millions de personnes.

Le développement d’un réseau de communications et de propagande sophistiqué témoigne de l’extrême modernité du projet de l’EI. Sa division médias produit près de 40 documents par jour – vidéos, reportages photos, articles, émissions de radio, etc. – dans de nombreuses langues. Ce niveau de programmation contraste avec celui plus vétuste d’al-Qaïda : des cassettes VHS rudimentaires, envoyées sous le manteau depuis les montagnes d’Afghanistan à Al Jazeera.

Le réseau décentralisé qui diffuse la propagande de Daech mise sur des sites web anonymes, comme justpaste.it et archive.org. Le journaliste Abdel Bari Atwan, qui dispose d’informateurs bien placés, prétend que cette organisation contrôle plus de cent mille comptes Twitter et envoie cinquante mille tweets par jour. Voilà, les canaux par lesquels Daech recrute et diffuse ses messages.

Obama a décrit Daech comme « une bande de tueurs dotés de bons médias sociaux ». Mais cette maîtrise de la technologie ne doit pas être envisagée comme seul support d’un travail clandestin qui vise à déjouer une surveillance permanente. Elle montre surtout la priorité donnée par l’EI à la performativité et à l’autoreprésentation. Il n’y a pas d’autre entité politique ou religieuse dans la région qui vise aussi sérieusement à « patenter » et à projeter à l’extérieur une image bien définie de soi.

Ce message idéologique a trois caractéristiques clés. La première est l’authenticité religieuse. Plusieurs commentateurs ont noté l’importance donnée à la ville de Dabiq (nord de la Syrie), pourtant dépourvue de signification militaire et de ressources naturelles. Parce qu’elle occupe une position particulière dans l’eschatologie islamique, comme site d’une future bataille contre les armées infidèles, qui annoncera le début de l’apocalypse. Dans la même veine, la proclamation de Raqqa comme quartier général occidental renvoie à l’âge d’or de l’islam, lorsqu’elle avait été la résidence de Haroun al-Rashid, le 5e calife de la dynastie abbasside.

Le second noyau de la propagande de l’EI réside dans ses clips vidéos « brutaux » : décapitations à vif, exécutions et autres contenus choquants, qui ont projeté le groupe sur les télévisions du monde entier. Ce matériel délibérément horrifiant lui a garanti une notoriété médiatique instantanée. Il a aussi montré son efficacité : en juin 2014, alors que Daech approchait de Mossoul, l’armée iraquienne a abandonné uniformes, armes et véhicules, ainsi que 400 millions de dollars de la Banque centrale iraquienne (ce point est contesté). Cette violence outrée fait aussi partie de la stratégie de « polarisation » de l’EI, qui favorise les guerres confessionnelles support de son expansion régionale.

Le troisième trait idéologique de Daech réside dans son discours utopique. Il veut montrer les plaisirs supposés de la vie civile du « califat », avec ses activités rémunératrices, ses beaux paysages et son existence stable. Une étude des médias produits par l’EI, de mi-­juillet à mi-août 2015, a estimé que plus de la moitié de ce matériel évoque de telles visions : pose de conduites d’eau, marchés de fruits et légumes bien fournis et colorés, pains frais et nouvelles cliniques dentaires… L’EI se met en scène comme un havre de stabilité et de paix, dans une région marquée par le chaos, la guerre et un climat de crise. Il faut prendre acte aussi de cette promesse utopique pour comprendre comment Daech a réussi à s’étendre durant cette dernière année. . C’est l’aspect le plus mal compris, et peut-être le plus important, de la propagande de Daech dans le monde arabe.

 

 

Gérer un «chaos sauvage»

Le triptyque de la propagande  de l’EI – authenticité religieuse, brutalité et utopie – renvoie à l’imminence de la fin des temps. Contrairement à al-Qaïda, Daech tend en effet à insister beaucoup plus sur la succession de phases historiques associées à des moments prophétiques. C’est pourquoi la question de l’authenticité est au centre de la propagande de ce groupe. De façon moins évidente, cette eschatologie justifie aussi la brutalité et l’utopie discutées précédemment.

La formulation la plus évidente de ce message apparaît clairement dans un ouvrage de référence populaire sur la stratégie djihadiste, intitulé Administration de la sauvagerie (ADS), paru sur la toile en 2004 sous la signature de Abu Bakr Naji. Avant d’être un manuel à l’intention des groupes djihadistes, c’est un texte instructif sur la vision du monde qui nourrit leur pensée. Il appelle à se débarrasser de la domination des «grandes puissances» (principalement des USA) sur la région et décrit les deux phases par lesquelles il faudra pour établir un Etat islamique.

La première étape – « de mise à l’épreuve et d’épuisement » – est celle que le monde arabe traverse (au début des années 2000). Elle consiste à harasser et à déstabiliser l’ennemi par des «opérations de mise à l’épreuve», incluant la pose de bombes dans des lieux touristiques et des sites économiques importants (liés notamment au pétrole). De telles actions devraient forcer les gouvernements arabes à disperser leurs forces de sécurité, laissant de nouvelles cibles sans protection. La capacité apparente de mener ces opérations impunément doit agir comme une sorte de propagande par le fait pour gagner de nouvelles recrues.

Le but est de pousser à l’effondrement des structures de l’Etat pour produire un «chaos sauvage», qui suscite la croissance de l’insécurité individuelle, la disparition des droits sociaux de base, et l’explosion de multiples formes de violence. Son avènement est perçu comme une aubaine pour le groupe djihadiste, qui vise dès lors «à gérer ou à administrer la sauvagerie». Concrètement, cela implique la fourniture de service comme «la nourriture, les soins médicaux, la sécurité et la justice aux peuples vivant dans ces régions sauvages, tout en protégeant leurs frontières et en les fortifiant afin de dissuader ceux qui voudraient en forcer le passage».

L’ADS recommande une violence délibérément excessive et performative : «Massacrer l’ennemi et susciter l’effroi dans ses rangs» devrait permettre de «le faire réfléchir mille fois avant de nous attaquer». Celle-ci doit aussi précipiter une «polarisation» sociétale : pour pousser les masses à la confrontation, il faut multiplier les initiatives qui enflamment l’opposition et amènent les peuples à se battre, qu’ils le veuillent ou non, chacun derrière son camp. Cette confrontation doit être très brutale, de façon à ce que la mort soit omniprésente. En bref, une téléologie incontournable est ainsi posée, qui repose sur des situations traumatisantes, dans lesquelles la matérialisation de cycles de violence se renforçant mutuellement et devenant à chaque fois plus sanglants, s’érige elle-même en preuve de la validité du schéma.

 

 

Confessionnalisme et Irak post-invasion

Le lien  entre cette vision du monde et la désastreuse augmentation du confessionnalisme dans la région est clair. Même si l’auteur de l’ADS et les leaders des groupes djihadistes antérieurs avaient condamné tout ciblage d’autres musulmans, cela a changé avec l’émergence d’Al-Qaïda en Irak (AQI), au milieu de l’année 2000. Mené par le jordanien Abu Musab Zarqawi, il en est arrivé à percevoir la pose de bombes dans des cérémonies et institutions religieuses, comme l’un des outils de polarisation les plus efficaces. En Irak, il s’est ainsi efforcé de provoquer une guerre civile entre chiites et sunnites par une série d’attaques dévastatrices contre les communautés chiites.

Ses actions, ainsi que les vidéos mettant en scène d’épouvantables décapitations, lui ont valu le nom de « Sheikh des massacreurs », provoquant la colère de l’ancienne direction d’Osama bin Laden et d’Ayman al-Zawahiri. En 2005, ce dernier a ainsi écrit une lettre de réprimande au Jordanien, dans laquelle il décrivait les «scènes de massacre des otages» et les attaques contre les chiites d’Irak comme une tactique de nature à faire perdre les soutien dont Al-Qaïda avait besoin. Pourtant, malgré ces protestations, une série de facteurs ont fourni un environnement fertile au confessionnalisme.

D’abord, la politique mise en œuvre par les forces d’occupation US après l’invasion de l’Irak, en 2003 a provoqué une marginalisation de la population sunnite. Toute personne ayant fait partie du parti Baath de Saddam Hussein devait être licenciée, ne pouvait plus obtenir d’emploi dans le public, et se voyait privée de sa retraite. C’était la recette du désastre. Appartenir au parti Baath avait été en effet précédemment requis pour obtenir un travail dans le secteur public. Ainsi, des milliers d’enseignants, de docteurs, de policier et de fonctionnaires subalternes ont été licenciés, provoquant l’effondrement des services sociaux de base dans une société qui sortait de plus de 20 ans de sanctions et de guerre.

Les forces américaines ont multiplié les attaques contre les villes et villages sunnites, et des dizaines de milliers de prisonniers ont été incarcérés dans des établissements gérés par les forces d’occupation, où l’isolement, la torture et «la taylorisation bureaucratique de la détention» étaient monnaie courante. En 2003, la prison d’Abu Ghraib a heurté la conscience occidentale, suite à la publication de photos montrant le personnel militaire US torturant des prisonniers. De nombreux détenus ont alors été transférés dans la prison de Camp Bucca. Et c’est là qu’Abu Bakr al-Baghdadi a réussi à tisser des liens avec une coterie d’anciens officiers baathistes venant d’Abu Ghraib.

Aujourd’hui, al-Baghdadi est à la tête de Daech, et ces mêmes officiers sont ses proches lieutenants et conseillers. Ainsi, l’expérience des détenus sunnites aux mains des militaires US a non seulement accentué les divisions communautaires dans le pays, mais elle a aussi forgé l’Etat islamique. La fracture confessionnelle a continué de s’approfondir à partir de 2006, au moment où les USA, en accord tacite avec l’Iran, ont institutionnalisé un Etat dominé par les chiites, soutenu par des milices confessionnelles. Cette situation n’a fait qu’empirer après le départ formel des troupes américaines, en 2011. Dans un contexte d’insécurité socioéconomique sans précédent, la marginalisation des sunnites a créé une base sociale sur laquelle Daech a pu prospérer.

Une large proportion des cadres moyens de l’EI sont d’anciens fonctionnaires baathistes, voire des militants de base qui ont été sensibles à ses incitations économiques. Le salaire d’un combattant de Daech est estimé à 300-400 dollars par mois, soit plus du double du celui d’un soldat irakien. Les camionneurs et les contrebandiers, qui transportent le pétrole de l’EI de Syrie en Irak, peuvent aussi gagner ainsi leur vie. Au-delà de ses prétentions religieuses, l’Etat islamique a donc une base matérielle évidente.

Beaucoup de commentateurs imputent ces développements à la stupidité de l’administration Bush et aux erreurs politiques faites pendant l’occupation. Cette approche laisse penser que les USA auraient voulu bâtir un Irak non confessionnel unifié, avec un gouvernement disposant d’un fort appui populaire. Mais cela aurait été un désastre pour leurs intérêts régionaux et il n’ont donc jamais joué cette carte. Dès le début, la fracture du pays selon des lignes confessionnelles était le résultat le plus probable de l’occupation US (qui coïncidait avec les visées de l’Iran). Pourtant, en dépit de ce que peuvent prétendre l’EI, l’Arabie Saoudite ou l’Iran, le confessionnalisme ne résulte pas de schismes doctrinaux ou ethniques qui rongent ces sociétés depuis des temps immémoriaux.

Comme l’affirmait le communiste libanais Mahdi Amel, il y a presque 50 ans, il s’agit d’un moyen grâce auquel les classes dominantes tentent d’asseoir leur légitimité et leur base sociale en fragmentant toute opposition populaire. L’Irak d’après l’invasion et l’essor subséquent de Daech apportent la tragique confirmation de cette thèse.

 

 

Arabie Saoudite, Syrie et Etat islamique

Il est aujourd’hui reconnu  que les mouvements fondamentalistes (y compris les ancêtres de Daech) ont été soutenus par les USA et les Etats du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, dans les années 1960 et 1970. Confrontés à l’essor de mouvements nationalistes de gauche, leur soutien à l’islamisme était envisagé comme un contrepoids efficace. Dans les années 1980, cette politique a été systématisée par le soutien aux combattants islamistes arabes en Afghanistan. C’est ici que la préparation au djihad armé a commencé.

Ces circonstances ont conduit certains observateurs à défendre que Daech était un instrument des Etats du Golfe. Idéologiquement, ils partagent des points communs, notamment une lecture littérale des punitions islamiques (hudud) : les décapitations et amputations, qui sont la signature de l’EI, sont aussi pratiquées en Arabie Saoudite, où Daech a aussi trouvé des manuels pour ses écoles… Des secteurs de la population saoudienne expriment leur sympathie envers l’EI en le soutenant financièrement ou en combattant à ses côtés. Cependant, si des armes fournies par l’Arabie Saoudite (et le Qatar) sont tombées entre les mains de Daech, c’est sans doute en raison de défections ou de captures. Il paraît en effet difficile de montrer que l’Arabie Saoudite ou tout autre Etat du Golfe ait directement financé ou armé l’EI. Leurs rapports sont marqués par une haine profonde. Daech considère la monarchie saoudienne comme un ennemi méprisable, dont le renversement constitue un objectif important. De son côté, le royaume saoudien craint la menace que l’EI fait peser sur sa propre domination.

La montée en puissance de Daech découle aussi de la répression exercée par le régime de Damas contre le soulèvement syrien. Quelques mois après son début, Assad a libéré des centaines de prisonniers (parmi lesquels des djihadistes entraînés), dont beaucoup sont devenus des leaders et combattants des groupes fondamentalistes. D’anciens responsables des services de renseignement syriens ont affirmé que le régime visait par là délibérément à alimenter les affrontements confessionnels et à donner au soulèvement populaire une tonalité islamiste. Le régime de Damas a une longue tradition dans la manipulation de tels groupes : au début des années 2000, il avait déjà facilité le passage de la frontière à des centaines de djihadistes voulant rejoindre le réseau Zarqawi en Irak. Dès février 2010, les services de renseignement syriens tentaient de monnayer l’infiltration de groupes djihadistes contre une coopération plus approfondie avec les USA.

Lorsque les insurgés syriens ont été confrontés aux tanks, au largages de silos explosifs et aux attaques aériennes de l’armée d’Assad, faut-il s’étonner que certains d’entre eux se soient tournés vers des formations djihadistes bien entraînées, notamment vers Jabhat al Nusra (JAN), issue de l’envoi en Syrie de combattants de l’Etat islamique en Irak, apparue en janvier 2012. Au cours de l’année 2013, alors que les violences et les déportations de populations augmentaient, JAN a rompu avec son organisation mère : fallait-il se focaliser sur la lutte contre les troupes syriennes en insistant moins sur les divisions confessionnelles, ou fallait-il privilégier un contrôle territorial fondé sur la loi islamique et la poursuite des affrontements avec les autres groupes? Le 9 avril 2013, l’Etat islamique en Irak a choisi la seconde voie, expulsant les cadres récalcitrants de JAN pour fonder Daech.

Dès lors, l’EI a évité la confrontation directe avec le régime Assad. Tirant avantage de son contrôle des réseaux de contrebande et des passages frontières avec l’Irak (qui lui garantissaient une profondeur stratégique), Daech a visé principalement son expansion territoriale. Les conseils militaires des anciens généraux du Baath rencontrés à Camp Bucca ont été essentiels au succès de cette stratégie : maîtrise des voies d’approvisionnement et des routes connectant les nœuds stratégiques ; sécurisation des puits pétroliers ; et contrôle des infrastructures essentielles (eau, production électrique, etc.).

Cette stratégie n’a pas seulement fait la fortune de l’EI (il détient au moins neufs champs pétrolifères lucratifs, en Syrie et en Irak, dont la production est estimée à 1,5 million de dollars par jour). Il lui a aussi permis de rendre le reste de la Syrie (contrôlé par le gouvernement ou par l’opposition) dépendant pour ses besoins énergétiques. En ajoutant les sommes accumulées grâce aux enlèvements, aux extorsions, aux ventes d’antiquités, à la contrebande et aux impôts prélevés sur les populations, Daech est financièrement autosuffisant et peut opérer sur un territoire qui défie les limites établies par les puissances coloniales, au début du 20e siècle.

 

 

Faut-il intervenir plus massivement ?

Le renforcement  de la présence militaire occidentale dans la région ne peut que péjorer la situation et susciter un soutien croissant à l’EI, auquel guerre et occupation ont offert un terrain fertile. Conformément à sa stratégie de polarisation, ses attentats récents visaient explicitement à accroître l’ingérence étrangère pour approfondir le sentiment de crise et de chaos. L’intervention russe, initiée le 30 septembre, joue pleinement ce rôle, ceci d’autant plus qu’elle se concentre sur les régions dominées par d’autres secteurs d’opposition et évite celles contrôlées par Daech.

Ces frappes – appuyées au sol par le Hezbollah, les troupes iraniennes, les milices chiites irakiennes et l’armée syrienne – visent à renforcer les positions d’Assad dans la perspective d’un deal régional et international sur la Syrie. La menace de Daech sert ainsi à poser le régime de Damas comme « un bastion contre le terrorisme », incitant de nombreux Etats occidentaux à le défendre comme « un mal nécessaire ». Evidemment, les priorités militaires de la Russie pourraient changer, suite aux récentes attaques du Sinaï, de Beyrouth et de Paris, mais la détente tacite entre l’EI et le gouvernement d’Assad continue à servir les intérêts des deux parties.

La gauche internationale ne dispose guère de réponses faciles : elle a besoin d’alternatives démocratiques, fondées sur le rejet du confessionnalisme et un projet économique et social en rupture avec le néolibéralisme. Cela suppose une évaluation honnête du rapport de forces actuel et une compréhension de ce qui a mal tourné au cours de ces dernières années.

C’est dans le reflux des soulèvements de 2011 – et leur incapacité à défier les dirigeants autocratiques – que Daech a pu prospérer et croître. Il a surfé sur l’explosion des violences confessionnelles, cultivées par les dirigeants des pays de la région, trouvant une assise en Irak, puis en Syrie, où il a rencontré (et contribué à faire naître) une réalité qui correspondait de façon macabre à son schème d’« administration de la sauvagerie ».

Pourtant, malgré la gravité de la situation, il y a des raisons d’espérer. Des forces locales se confrontent à Daech dans des circonstances difficiles – tout d’abord, les mouvements kurdes (qui endurent simultanément la répression du régime turc), mais aussi des secteurs de l’opposition syrienne luttant contre l’EI. En Irak, en Syrie, au Liban, en Egypte et ailleurs, des mouvements sociaux et politiques courageux continuent à défier la logique du confessionnalisme, démontrant que la lutte pour une alternative progressiste reste vivante.

Daech peut multiplier les promesses utopiques de stabilité et de prospérité, mais la réalité du terrain est tout autre, qui favorisera des révoltes en son sein, comme dans d’autres Etats islamiques du passé. Si nous envisageons l’essor de l’EI à l’aune du recul de la protestation sociale, nous savons aussi qu’il est incapable de fournir une réponse aux problèmes actuels de la région. Il n’incarne aucune forme de résistance anti-impérialiste, ni aucune voie plausible vers un Moyen-Orient libéré de la domination et de la répression, qu’elles soient étrangères ou locales.

En dépit des revers de ces dernières années, le potentiel de développement d’une alternative véritablement ancrée à gauche n’a pas été anéanti, et surtout, il n’a jamais été aussi nécessaire.

Adam Hanieh

Professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, et spécialiste des pays du Golfe.

Publié en anglais le 3 décembre 2015 sur le site de la revue en ligne Jacobin sous le titre «A Brief History of ISIS» (jacobinmag.com). Titre, coupures et adaptation de notre rédaction.