Un 8 mars de luttes internationales

Petrograd, 8 mars 1917

«Le peuple veut la chute du régime!»

La révolution russe a été déclenchée par les manifestations et les grèves spontanées, suscitées par la Journée internationale des femmes dans les quartiers ouvriers de Petrograd. Ce rendez-vous avait été proposé par les femmes du Parti socialiste d’Amérique, dès 1909, avant d’être repris par la Deuxième Internationale, en 1910, sur proposition de Clara Zetkin et d’Alexandra Kollontaï. Le 19 mars 1911, plus d’un million de manifestantes avaient ainsi défilé pour le suffrage féminin, l’arrêt des discriminations et le droit au travail, en Allemagne, en Autriche, au Danemark et en Suisse. Quelques jours plus tard, 140 ouvrières, dont une majorité d’Italiennes et de juives d’Europe orientale, périssaient brûlées dans une fabrique textile de New York, liant plus que jamais les luttes des femmes à celles du mouvement ouvrier.

Agir sans ordre et désobéir aux ordres…

Dans les jours qui précèdent le 8 mars 1917 (23 février, selon le calendrier julien), les cercles sociaux-démocrates russes préparent des actions mesurées (réunions, discours, tracts, débrayages) dans un climat électrisé par la guerre, le froid polaire et les interminables files d’attente devant les boulangeries. Personne ne songe à une véritable grève, encore moins à une insurrection. Les dirigeants bolcheviks considèrent que tout mouvement d’envergure serait prématuré. Or, le lendemain à midi, tandis qu’une foule immense de femmes marche vers le centre ville, les ouvrières textiles de Vyborg (nord-ouest de la capitale) ont abandonné leur travail dès le matin, enjoignant les métallos à la solidarité. Les militant·e·s des partis ouvriers ne peuvent dès lors que soutenir un mouvement de grève qui touche vite plus de 100 000 travailleurs·euses. Mais comment la police et la troupe va-t-elle réagir à une telle démonstration, de surcroît en temps de guerre?

Quelques drapeaux rouges surgissent, tandis que les femmes se dirigent vers le parlement pour exiger du pain. Le lendemain, la moitié des ouvrier·e·s sont en grève, tiennent des meetings devant les usines, avant de converger vers le centre, aux cris de «A bas l’autocratie!», «A bas la guerre!». «L’expédition avait les allures d’une armée d’ouvriers faméliques partant en guerre», écrit Orlando Figes (La Révolution russe, 2007). La foule envahit les quartiers, déjouant les barrages policiers, assommant des gendarmes. Le pouvoir attendra le 10 mars pour ordonner à la police de tirer, tandis que la grève se généralise. La foule rend coup pour coup, mais cherche à fraterniser avec l’armée: «Plus hardiment que les hommes, [les femmes] s’avancent vers les rangs de la troupe, s’agrippent aux fusils, supplient et commandent presque…» (Trotsky, Histoire de la Révolution russe, 1950).

Le même jour, le tsar télégraphie au commandant de la place pour qu’il en finisse avec les troubles. L’armée va donc devoir parler: tandis que la capitale dispose de 3500 policiers, sa garnison compte 150 000 hommes – des bataillons de réserves, destinés à retourner au front. Bercé par une étrange douceur printanière, le dimanche 11 mars s’annonce décisif: de tous les faubourgs, la foule déferle vers le centre, évitant les ponts fermés par la police, traversant la Neva sur la glace. Les tirs sont plus nourris: le nombre de blessés et de tués augmente. Que va faire la garnison de Petrograd? Dans l’après-midi, des Cosaques ont accepté un bouquet de roses rouges – symbole de paix et de révolution – d’une jeune fille sortie des rangs des manifestant·e·s; ailleurs, ils sont intervenus contre la police aux côtés de la population. Ce soir-là, une compagnie s’est mutinée pour protester contre le mitraillage de la foule. A ce moment, «les nouvelles proportions des forces gîtaient mystérieusement dans la conscience des ouvriers et des soldats» (Trotsky).

L’insurrection imprévue

Le lundi 12 mars, dans la foulée de la grève générale et des manifestations, l’heure est à l’insurrection armée, même si les partis, jusqu’aux bolcheviks, n’en perçoivent pas l’imminence. Devant les casernes, les ouvriers se heurtent au feu des mitrailleuses. Mais comment obtenir d’autres armes que les pistolets pris à la police? Le sort de la révolution repose sur le ralliement des moujiks en uniforme… Au matin, l’une après l’autre, les casernes se mutinent. Il n’est plus temps de reculer. Des officiers subalternes, animés de sympathies démocratiques, et des ouvriers, prennent la direction des opérations. Ainsi, le sergent socialiste-révolutionnaire Fedor Linde voit une jeune fille se faire écraser par un cheval cosaque:

«Elle a hurlé. C’est son hurlement inhumain, pénétrant, qui a déclenché quelque chose en moi. J’ai sauté sur la table et j’ai crié à tue-tête: ‹ Amis! Amis! Vive la révolution! Aux armes! Aux armes, ils tuent des innocents: nos frères et sœurs […]› Plus tard, on a dit qu’il y avait quelque chose dans ma voix qui rendait mon appel irrésistible… Ils ont suivi sans comprendre… Ils m’ont tous rejoint dans l’attaque contre les Cosaques et la police. Nous en avons tué quelques uns. Les autres ont battu en retraite…» (cité par Figes).

Le feu fait rage, certaines unités refusant de céder. Pourtant les mutins se sont emparés de l’Arsenal, ils ont réquisitionné les automobiles, jusqu’à la Rolls-Royce d’un grand-duc. «Ce fut la première révolution sur roues», dont les voitures, hérissées de baïonnettes, ressemblaient à «d’immenses hérissons devenus fous», témoignera Gorki. Toute la population civile fait corps face à l’appareil répressif. Les postes de police, les prisons, les tribunaux sont mis à sac. Le langage corporel change: les soldats portent leur casquette à l’envers, laissent leur tunique déboutonnée; les femmes s’habillent en hommes, «comme si en inversant les codes vestimentaires sexuels, elles renversaient aussi l’ordre social»; on flirte, on s’embrasse, on fait même l’amour dans la rue (Figes).

Le soir tombé, on ne compte pas le nombre de victimes – sans doute 1500 (beaucoup plus qu’en octobre). Mais la révolution est installée au Palais de Tauride, siège du parlement (la Douma), qui va bientôt abriter le Soviet et le Gouvernement provisoire. Le reste du pays emboîtera le pas à Petrograd sans confrontations, avec quelques jours de retard dans les grandes villes, quelques semaines dans les régions plus éloignées des centres. La Révolution de février, initiée par des débrayages et des manifestations de femmes, a triomphé grâce à une grève générale et à une insurrection, appuyées in extremis par une mutinerie de la garnison. Que voulait-elle? Du pain, des droits populaires, et la conclusion rapide de la guerre. Aucun parti ne l’avait dirigée, encore moins planifiée. Comme l’écrira le socialiste-­révolutionnaire de gauche Mstislavski, en 1922: «La révolution nous a surpris, nous autres membres du parti, profondément endormis, comme les Vierges folles de l’Evangile».

«Le paradoxe de février»

Mais à qui les insurgé·e·s victorieux allaient-ils remettre le pouvoir? Aux chefs socialistes qui n’avaient joué aucun rôle significatif dans la révolution, et qui allaient se charger de mettre en place un «comité exécutif provisoire du soviet des députés des ouvriers», dont les 50 membres ne comptaient pas un seul délégué d’usine. Pourtant, ils n’entendaient pas prendre la direction des affaires eux-mêmes. A partir d’une vision «marxiste» réductrice, ils jugeaient que la bourgeoisie d’affaires pouvait seule exercer le pouvoir dans un pays aussi «arriéré» que la Russie, s’empressant pour cela de le céder à un groupe de députés libéraux de la Douma, favorables à une monarchie constitutionnelle. Ce dernier allait former un gouvernement provisoire, soutenu par le Soviet, sous condition de garantir un ordre démocratique. C’est ce que Trotsky a appelé «le paradoxe de février». Seules les abdications successives de Nicolas II, sous la pression de l’état-major, puis de son frère Michel, sous la pression populaire, forceront les nouveaux dirigeants du pays à déléguer le choix de nouvelles institutions à une Assemblée constituante future. Du partage de la terre, il ne sera pas question dans l’immédiat, ni de la fin de la guerre, que l’on se contentera dès lors de déclarer «défensive».

Les événements des 8 au 12 mars 1917 à Petrograd n’ont pas été révolutionnaires parce qu’ils ont été menés par une direction révolutionnaire, mais parce qu’ils ont vu «l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées» (Trotsky). De la même façon, il y a 6 ans, le renversement des dictatures de Ben Ali et de Moubarak par les masses tunisiennes et égyptiennes a marqué le début d’un processus révolutionnaire… Pour autant, une fois une révolution amorcée, son issue dépend de nombreuses circonstances, et parmi elles, avant tout, des forces politiques qui réussissent à en prendre la direction, ainsi que de leur programme, ce qu’a bien montré la Russie de 1917, d’avril à octobre, mais aussi, a contrario (pour le moment), la région arabe, depuis fin 2010.

Jean Batou


Nous traduisons ci-dessous des extraits de deux appels pour le 8 mars de nos camarades italiennes et étatsuniennes. Les mobilisations, en Italie et aux USA, s’annoncent d’ores et déjà parmi les plus importantes.

Italie

«8 punti per l’8 marzo»

Pas une heure de grève en moins!

Nous faisons grève parce que:

La réponse à la violence réside dans l’autonomie des femmes

Nous faisons grève contre la transformation des centres antiviolence en services d’assistance. Les centres sont et doivent rester des espaces laïcs et autonomes de femmes, des lieux féministes qui permettent d’activer des processus de transformation culturelle afin de modifier les dynamiques structurelles desquelles naissent la violence masculine sur les femmes et la violence de genre. […]

Sans droits réels, pas de justice ni de liberté pour les femmes

Nous faisons grève car nous voulons une pleine application de la Convention d’Istanbul contre toutes les formes de violence masculine envers les femmes, de la violence psychologique à celle qui s’exprime sur internet et les réseaux sociaux en passant par les agressions sexuelles sur le lieu de travail. Nous exigeons que les femmes puissent avoir rapidement accès à la justice, avec des mesures de protection immédiate pour toutes, avec ou sans enfants, qu’elles soient citoyennes ou étrangères présentes en Italie. Nous voulons que la garde des enfants soit confiée exclusivement à la mère lorsque le père fait usage de violence. Nous voulons des professionnel·le·s du droit formés afin que les femmes ne soient pas deux fois victimes.

Pour nos corps, notre santé et notre plaisir, c’est nous qui décidons

Nous faisons grève car nous voulons un avortement libre, sûr et gratuit ainsi que l’abolition de l’objection de conscience [solidaritéS, n°284 ndlr]. […] Nous voulons dépasser la binarité du genre, nous voulons plus d’auto-formation sur la contraception et les maladies sexuellement transmissibles, des cabinets médicaux ouverts aux exigences et désirs des femmes ainsi que des subjectivités LGBTIQ, indépendamment des conditions matérielles, physiques, de l’âge ou du passeport.

Si nos vies ne valent rien, nous faisons grève!

Nous faisons grève pour revendiquer notre auto-détermination, pour sortir des relations violentes, pour résister au chantage de la précarité, parce que nous n’acceptons pas que chaque moment de notre vie soit destiné au travail; pour un salaire minimum européen, parce que nous ne sommes plus disposées à accepter des salaires de misère, ni qu’une autre femme, souvent migrante, soit mise au travail dans les foyers privés et dans le domaine des soins, confrontée à des bas salaires et à l’absence de protection; pour un welfare pour toutes et tous organisé à partir des besoins des femmes, qui nous libère de l’obligation de travailler toujours plus longtemps et plus intensément pour reproduire nos vies.

Nous voulons être libres de nous déplacer. Contre toutes les frontières: permis, asile, droits, citoyenneté et droit du sol

Nous faisons grève contre la violence des frontières, des Centres de détention, des déportations qui entravent la liberté des migrantes, contre le racisme institutionnel qui soutient une division sexuée du travail. Nous soutenons les luttes des migrantes et de toutes les subjectivités LGBTIQ contre la gestion et le système sécuritaire de «l’accueil»! […]

Nous voulons détruire la culture de la violence par la formation

Nous faisons grève pour une éducation aux différences de la crèche à l’université, pour faire en sorte que l’école publique soit un nœud crucial dans la prévention et l’endiguement de la violence masculine contre les femmes et toutes les formes de violence de genre. Une promotion générique de «l’égalité des chances» ne nous intéresse pas, nous voulons cultiver un savoir critique envers les relations de pouvoir entre les genres et envers les modèles stéréotypés de la féminité et de la masculinité. […].

Nous voulons donner la place aux féminismes

Nous faisons grève parce que la violence et le sexisme sont des éléments structurels de la société qui n’épargnent pas nos espaces et nos collectifs. Nous faisons grève pour construire des espaces politiques et physiques trans-féministes et antisexistes, dans lesquels puissent se pratiquer la résistance et l’autogestion, des espaces libres de toute hiérarchie de pouvoir, de la division sexuelle du travail, des harcèlements. […].

Nous refusons les langages sexistes et misogynes

Nous faisons grève contre l’imaginaire médiatique misogyne, sexiste, raciste, qui discrimine les lesbiennes, les gays et les trans. Nous renversons la représentation des femmes qui subissent la violence comme des victimes complaisantes et passives et la représentation de nos corps comme des objets. Nous agissons avec tous les médias et dans tous les médias pour communiquer nos paroles, nos visages, nos corps rebelles, non stéréotypés et riches de désirs inouïs.

Si nos vies ne valent rien, nous faisons grève.


USA

Femmes des États-Unis: mettons-nous en grève!

Rejoignez-nous pour que Trump sente notre force

Le féminisme lean-in (1) ne suffira pas pour provoquer la défaite de cette administration, mais une mobilisation des 99 % le peut. Le 8 mars, nous réclamons la rue.

Nous voulons contribuer au développement de ce nouveau et bien plus large mouvement féministe.

En guise de premiers pas, nous proposons d’aider à mettre en place une grève internationale contre la violence masculine et pour défendre les droits liés à la sexualité et à la reproduction le 8 mars. En cela, nous nous joignons aux groupes féministes de 30 pays qui ont appelé à cette grève.

L’idée de mobiliser les femmes, y compris les femmes trans, et tous ceux qui les soutiennent lors d’une journée internationale de lutte – une journée à faire grève, à marcher, à bloquer des routes, des ponts et des places, à s’abstenir de tout travail domestique, sexuel et de soin, à boycotter et à dénoncer les entreprises et les politiciens misogynes, à faire grève dans les institutions éducatives. Ces actions visent à rendre visibles les besoins et les aspirations de ces femmes que le féminisme lean-in ignore: les femmes dans le marché du travail, les femmes travaillant dans les sphères de la reproduction sociale et des soins, et les femmes travailleuses précaires ou sans emploi.

En embrassant un féminisme pour les 99 %, nous nous inspirons de la coalition argentine Ni Une Menos. La violence envers les femmes, selon la définition qu’en donne cette coalition, possède plusieurs facettes: c’est une violence domestique, mais aussi une violence du marché, de la dette, des relations de propriété capitaliste, et une violence d’Etat; une violence des politiques discriminatoires envers les femmes lesbiennes, trans ou queer; une violence étatique de criminalisation des migrantes; une violence d’incarcérations de masse; et une violence institutionnelle contre les corps des femmes à travers l’interdiction des avortements et le manque d’accès à des soins et à l’avortement gratuits.

Leur perspective renforce notre détermination à nous opposer aux attaques institutionnelles, politiques, culturelles et économiques contre les femmes musulmanes, migrantes, de couleur, travailleuses ou sans emploi, les femmes lesbiennes, trans ou non conformes aux normes de genre.

Les marches des femmes du 21 janvier ont montré qu’aux Etats-Unis aussi un nouveau mouvement féministe peut émerger. Il est important de ne pas laisser passer ce moment d’enthousiasme.

Rassemblons-nous le 8 mars pour faire grève et manifester. Usons de cette occasion d’une journée internationale de lutte pour en finir avec le féminisme lean-in et pour construire à sa place un féminisme pour les 99 %, un féminisme populaire et anticapitaliste – un féminisme solidaire avec les travailleuses, leurs familles et leurs allié·e·s à travers le monde.

Linda Martín Alcoff, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Barbara Ransby, Keeanga-Yamahtta Taylor, Rasmea Yousef Odeh, Angela Davis

  1. Expression américaine faisant référence à un ouvrage à succès et une mobilisation sur les réseaux sociaux qui en est dérivée, le féminisme lean-in renvoie à un féminisme de «mise en avant» de femmes exemplaires, souvent critiqué pour ses aspects carriéristes, individualisant et néolibéraux [NdT]