Combattre l’«infodémie»

Les réponses autoritaires des États à la pandémie et la récession économique ont accéléré la diffusion de théories du complot sur la pandémie. Peut-il y avoir une réponse simple à l’inquiétude grandissante des populations, renforcée par le cadre plus large de la crise climatique ?

Manifestation, berne, avril 2020, Coronarebellen.ch
Manifestation contre les mesures sanitaires, Bern, avril 2020.

Des manifestations contre les mesures drastiques imposées par les gouvernements en réponse à la pandémie de Covid-19 ont eu lieu dans plusieurs pays, en plein confinement ou en tout cas alors que les interdictions de rassemblement étaient encore en vigueur. Les premières ont eu lieu aux États-Unis à l’appel des supporters de Donald Trump. En Allemagne, l’organisation Querdenken (« penser anti-conformiste ») a mobilisé plusieurs samedis de suite dans 50 villes et jusqu’à 10 000 personnes à Stuttgart. Dans l’État espagnol, le parti d’extrême droite Vox a appelé à une manifestation automobile, à laquelle 1000 voitures ont participé. Dans plusieurs villes de Suisse alémanique, des centaines de personnes se sont réunies plusieurs samedis de suite depuis le 9 mai. 

Le profil des manifestant·e·s varie certes d’un pays à l’autre, et même d’une ville à l’autre. Si on y trouve des citoyen·ne·s « ordinaires » qui subissent les conséquences économiques des mesures sanitaires, on peut tout de même repérer trois constantes : ils·elles sont majoritairement blanc·he·s, l’extrême droite y est soit clairement représentée, soit se tient en embuscade, et les adeptes des théories du complot sont très présent·e·s. Aucun slogan progressiste, par exemple pour que les riches paient la crise, n’a été aperçu. Par contre, la présence des messages anti-5G, contre Bill Gates, contre les vaccins ou dénonçant un complot juif étaient une constante.

L’ombre du doute

Le complotisme désigne un réseau de croyances qui remet en cause la « vérité officielle » et affirme que la politique est manipulée par une organisation plus ou moins secrète. Ce phénomène n’a rien de nouveau. Du règne des Illuminati à la mise en scène de l’atterrissage sur la Lune, en passant par l’organisation des attentats du 11 Septembre par la CIA, les théories du complot ont essaimé. Historiquement, ces théories ont toujours été l’apanage des milieux d’extrême droite et fascisants, tout en pénétrant certains secteurs de la gauche radicale. N’oublions pas qu’à côté des farfelus qui croient aux hommes-lézards ou des risibles théoriciens de la terre plate, certain·e·s continuent de citer le Protocole des sages de Sion, faux plan de conquête du monde par un complot juif rédigé au début du 20e siècle qui reste un classique de l’antisémitisme. Souvenons-nous aussi que le réseau Anonymous, aujourd’hui largement versé dans le complotisme, avait contribué à l’éclosion du mouvement Occupy Wall Street. 

La crise liée au Covid-19 s’est révélée propice à la multiplication et à la diffusion de différentes théories du complot. Cette montée en puissance peut s’expliquer par plusieurs raisons. On cite souvent la capacité d’internet à accélérer la diffusion, notamment par le fait que les messages sensationnalistes y sont plus souvent partagés. Mais c’est surtout la profondeur de la crise actuelle et l’absence de réponses progressistes claires qui provoquent une perte de repères et une forte angoisse sociale. Qui croire quand les médias et les gouvernements changent de recommandations de semaine en semaine, voire de jour en jour ? 

La critique perdue

Ce serait une erreur pour la gauche d’ignorer ce mécontentement et de ne pas se confronter aux adeptes de ces théories sous prétexte qu’elles sont abracadabrantes. Les théories du complot s’appuient en effet sur des sentiments légitimes : la remise en cause des discours dominants, et la critique qui vise ceux et celles qui détiennent le pouvoir, souvent sans avoir été élu·e·s. De plus, l’histoire du capitalisme est bien parsemée de complots. On peut citer le secret absolu dans lequel 50 États ont négocié l’accord TISA qui visait à libéraliser intégralement les services publics ou les fameuses mais néanmoins inventées « armes de destruction massive » qui ont permis l’invasion de l’Irak pour s’approprier ses ressources pétrolières. En Suisse, les partis de droite et les campagnes électorales sont financées dans l’opacité la plus totale par les grandes entreprises. Mais les complots seuls ne permettent jamais d’expliquer la marche du monde. En se focalisant sur une seule causalité, en abandonnant le doute et la critique, les théories du complot abandonnent le politique.

Surtout, en quoi y a-t-il vraiment besoin de complots et des mystères ? Les industries pharmaceutiques ont-elles eu besoin d’inventer le coronavirus pour nous vendre des médicaments, alors qu’elles prospèrent déjà grâce à l’empoisonnement du monde ? La critique du philanthropisme de Bill Gates, qui se substitue aux États rendus exsangues par les politiques fiscales qui ont justement permis sa richesse écœurante, ne suffit-elle pas ? Faut-il lui inventer des liens avec un réseau sataniste de mangeurs d’enfants pour qu’il soit vraiment détestable ? Faut-il des théories complotistes pour combattre la répression et la surveillance que les États ont mises en place, alors qu’elles lui sont consubstantielles ? La réalité matérielle est une raison suffisante pour se révolter ! 

La critique de gauche à l’époque du Covid-19 doit être une critique scientifique et politique. Les théories du complot sont condamnées à une vision bornée par un libertarisme qui voit le diable se cacher là où la bourgeoisie agit – presque – en plein jour. Si ces théories évoquent toujours un « nous » dominé contre un « eux » élitaire, elles manquent cependant cruellement d’une analyse matérialiste des dynamiques d’exploitation et d’oppression. Pour lutter contre « eux », il faut s’appuyer sur une théorie matérialiste, dynamique, du fonctionnement du capitalisme et organiser et soutenir la résistance des classes populaires et opprimées. C’est là l’autre biais des explications par des complots uniques : elles ouvrent la voie à une récupération facile par l’extrême droite, qui n’a jamais eu besoin de former une théorie cohérente pour agir et surtout n’offre pas d’alternative au système capitaliste dans lequel nous vivons.

Pierre Raboud   Niels Wehrspann

Les « Rebelles du Corona » : La tyrannie de la propriété privée

Adeptes de QAnon, Querdenken711, Stuttgart
Une adepte de QAnon lors de la manifestion Querdenken, Stuttgart, 16 mai 2020

Le 16 mai, j’étais au Cann-statter Wasen à Stuttgart pour me faire une idée du mouvement Querdenken, qui a fait sensation dans tout le pays. Le mouvement, qui a commencé par de minuscules manifestations « pour l’hygiène » à Berlin, semble s’être transformé en quelques semaines en un mouvement de masse nommé « Résistance 2020 » (Widerstand2020)

À l’origine, la manifestation avait annoncé un demi-million de participant·e·s. Après avoir atteint 5000 participant·e·s, les personnes qui affluaient ont lancé des manifestations spontanées dans les environs. Des groupes très divers étaient présents : entrepreneurs·euses, opposant·e·s à la vaccination, hooligans, ésotéristes, évangélistes, familles et agriculteurs·trices des environs, classes moyennes craignant le déclassement et petit·e·s bourgeois·es effrayé·e·s, nationalistes, extrémistes de droite, théoricien·ne·s du complot portant l’étoile de David, motard·e·s d’Autriche, jeunes fêtard·e·s techno ou goa, éternel·le·s antiscientifiques, rebelles au casque en aluminium, les condamné·e·s à l’impuissance par le capitalisme, les sceptiques du gouvernement par principe portant des drapeaux arc-en-ciel ou nationaux mais avant tout des naïfs·ves et des apolitiques que la marche du monde désespère. […]

Il est maintenant confirmé que la crise du coronavirus et les mesures prises par les gouvernements frappent durement les classes inférieures, tant sur le plan économique que sur le plan sanitaire, qu’il s’agisse des travailleurs·euses de l’industrie de la viande et des récolteurs·trices d’Europe de l’Est des champs allemands, des travailleurs·euses des hôpitaux, de la construction et de la logistique, des demandeurs·euses d’asile dans les centres de réfugié·e·s et aux frontières extérieures de l’UE, des chômeurs·euses, des marginaux·ales et des personnes racisées. D’innombrables existences sont en train d’être détruites. 

Dans ce contexte, les manifestations, de plus en plus souvent détournées par la droite, s’avèrent être un excipient en partie inconscient au service de la grande bourgeoisie et des nationalistes. Les intérêts de l’une est la priorité absolue au maintien du processus d’exploitation, tandis que les autres sont en mesure de lui en fournir le cadre institutionnel. En pensant que les droits à la liberté peuvent être défendus aux côtés des nazis et des fascistes, les manifestant·e·s soutiennent objectivement les parties du capital, qui, pour rétablir leurs taux de profit après la crise mondiale de 2008, ont soutenu des modèles de gouvernement autoritaires. […]

La manifestation n’a pas plaidé pour un secteur de la santé libéré de l’étranglement néolibéral, ni pour que l’argent des impôts ne soit pas distribué aux actionnaires sous forme de dividendes. Elle n’a pas appelé à donner la priorité à la santé et à la sécurité au travail, ni à la protection des groupes vulnérables par tous les moyens nécessaires. L’idée de toucher aux biens des riches, qui proviennent de l’exploitation de la population active, n’a pas été évoquée. 

Une chose m’est apparue clairement en regardant cette manifestation de près ce week-end : c’est là que se forme l’esprit du néoconservatisme et de la tyrannie de la propriété privée. Ils alimentent un darwinisme social qui fonctionne comme charnière entre ultralibéralisme et fascisme. La plupart des participant·e·s ne le savent peut-être pas, mais leurs actions le provoquent. En fin de compte, l’irresponsabilité de leurs slogans soutient un modèle politique pour lequel la protection de la vie, en particulier des classes inférieures, est moins important que la protection de l’accumulation du capital et des nanti·e·s. 

Esut Bayraktar
Extrait de l’article publié sur le blog de la taz le 24 mai. Traduction de la rédaction.