Ruée déchaînée vers l’or numérique

Si les mots Blockchain, Bitcoin et Cryptomonnaie sont entrés dans le langage courant, ils sont encore peu compréhensibles pour une majorité de la population. L’explosion du marché du crypto-art ces derniers mois complexifie la question. Pas de panique, on vous explique de quoi il s’agit.

Beeple, McDonalds 2185
L’une des créations de la série Everydays de l’artiste Beeple. Le NFT du collage réunissant 5000 images de cette série a été adjugée pour 69 millions de dollars.

Comme son nom l’indique, la blockchain n’est qu’une « chaîne de blocs ». Chaque bloc contient des informations cryptographiques – donc codées – du bloc suivant. Cela veut dire que l’on peut confirmer l’authenticité de chacun des blocs, car il est indissociable de la chaîne totale. La blockchain est maintenue par un réseau décentralisé qui garantit  l’authenticité d’une transaction. 

Ce caractère décentralisé rend impossible de gérer le cours d’une cryptomonnaie à la manière d’un État, d’où les énormes fluctuations de la valeur du bitcoin ces dernières années. De plus – et c’est là que le bât blesse – chaque bloc rajouté à la blockchain doit être « miné ». Par minage, on entend la validation d’une transaction qui est rajoutée à la blockchain, ainsi que la résolution d’équations de plus en plus complexes. Cette opération constitue la « preuve de travail », qui garantit l’inviolabilité de la chaîne. Ce processus, réalisé par des fermes d’ordinateurs, est récompensé en cryptomonnaie, d’où l’intérêt, variable, pour ce « travail » qui dépend des cours de la monnaie. La chaîne s’allongeant à chaque transaction, le minage devient de plus en plus énergivore.

Il est assez difficile d’évaluer l’impact écologique de la blockchain, car il dépend des sources d’électricité utilisées – centrales à charbon de Géorgie, en partie hydroélectrique au Tibet, éolien au Texas. Selon une estimation basse, le minage d’un bloc pourrait dégager plus de 80 kg de CO₂ (pour comparaison c’est environ 13 kg de CO₂ pour 100 km d’une nouvelle voiture en Suisse). Ce processus est donc loin d’être écologique, très loin de l’imaginaire technofuturiste « cloud » qu’il véhicule. La consommation annuelle du système dans son ensemble équivaut à deux fois et demie celle de la Suisse (Le Temps, 17.02.2021). Ce bilan catastrophique pousse plusieurs cryptomonnaies à réfléchir à sortir du système de la « preuve de travail ».

Crypto-art

C’est dans le milieu de l’art qu’entre en jeu une autre application de la blockchain. Si chaque bitcoin est vérifiable par la blockchain, il n’en reste qu’ils sont tous interchangeables, comme le serait une pièce de monnaie. Ils sont donc ce qu’on appelle « fongibles ». Dans le cas d’une œuvre d’art unique par contre, celle-ci n’est pas interchangeable – c’est en partie ce qui lui donne sa valeur. Mais pour les œuvres d’art numérique, dont des versions facilement copiables circulent sur Internet, la rareté ne peut pas être une source de valeur – celle-ci dépendant en partie justement de sa circulation massive, sa notoriété.    

D’où l’intérêt des tokens (jetons) « non fongibles » (NFT), qui font office de certificats uniques et non réplicables intégrés dans la blockchain. Ainsi il est possible de générer pour tout et rien un certificat complètement protégé et non reproductible. L’une des fonctions des NFT est donc de recréer une rareté pour les œuvres numériques. 

C’est l’explosion à laquelle nous sommes en train d’assister. Le premier post sur Twitter vendu pour 2,5 milliards de dollars, un GIF de Nyan Cat pour 580 000 dollars ou l’exemple le plus fou (et kitsch) : un collage de l’artiste Beeple vendu pour 69 millions de dollars (!) par Christie’s. Le phénomène est en train de prendre une ampleur considérable dans un marché de l’art qui avait jusqu’à présent évité la numérisation. La masse de capitaux accumulée par les riches et la limitation de leurs possibilités de voir l’art en « présentiel » a accéléré cette spéculation.

Si la blockchain permet effectivement de sécuriser les transactions et d’ajouter des certificats d’unicité, il n’en reste pas moins que ce n’est jamais l’œuvre qui est acquise. Les acheteurs·euses acquièrent seulement le droit de montrer qu’ils sont en quelque sorte les soutiens des artistes, un NFT devenant une « action » de l’œuvre. La spéculation déjà présente dans l’art peut donc s’étendre. 

D’un côté, une industrie étend ainsi la marchandisation d’internet. De l’autre, nombre d’artistes numériques sont face à un vrai dilemme, surtout dans une période dans laquelle l’art a été remisé comme activité « non essentielle ». Alors qu’ils·elles vendaient très peu d’œuvres, finançant bien souvent leur travail par des subventions, le système des NFT leur permet de gagner de l’argent tout en gardant la propriété intellectuelle de leurs œuvres et même des pourcentages sur les reventes de certificats.

Nous devons être critiques face à ce genre de ruée vers l’or, plus souvent pure spéculation financière sans réelle considération pour l’art. Nous pouvons aussi nous interroger sur le genre d’œuvres qui sont favorisées par ce marché et ce qu’elles disent de notre société – le terme memeconomy (économie du mème) est souvent cité. Et nous devons proposer un modèle de financement des travailleurs·euses de l’art, essentiel·le·s, où ils·elles pourraient créer des œuvres qui permettent d’envisager un monde loin de ces horreurs.

Sébastien Zürcher    Niels Wehrspann