Commémorations du 1er mars 1848: Constant Meuron, l’insurgé

Commémorations du 1er mars 1848: Constant Meuron, l’insurgé

«On va réveillant les morts et, à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, de l’âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu? Avec qui viens-tu combattre et contre qui?» (Jean Jaurès)

La République neuchâteloise commémore habituellement sa fondation dans une atmosphère consensuelle. Ses précurseurs – surtout s’ils ne se sont pas arrêtés à l’émancipation politique ou ont eu le tort d’avoir raison trop tôt… – restent les grands oubliés de la fête. Evoquons l’un d’entre eux: Constant Meuron1, insurgé de la première heure en 1831, fondateur de la section locloise de la 1ère Internationale en 18661. Il appartient à l’histoire de la République neuchâteloise, du mouvement républicain européen, du socialisme et de l’anarchisme jurassien, en «ce siècle où la Suisse bougea».

Né le 22 février 1804 à Saint-Sulpice (Val-de-Travers), Constant Meuron séjourna durant sa jeunesse en France, où il s’était enrôlé – «sur un coup de tête», dira-t-il plus tard – dans la garde royale. Sans doute est-ce à Paris, «cœur et cerveau de la France» (Gustave Tridon), que le jeune Neuchâtelois devint républicain2. Rentré au pays, devenu négociant en vins, Meuron se joignit, en septembre 1831, à la première insurrection républicaine3. Faute de relais politique, les insurgés durent abandonner fin septembre le château de Neuchâtel (siège du gouvernement royaliste). Meuron participa ensuite au comité révolutionnaire d’Yverdon, organisateur de la 2ème insurrection manquée (décembre 1831).

Domicilié dans le canton de Fribourg, Meuron – condamné à mort par un conseil de guerre – dut se réfugier à Berne. Fin mars 1832, il fut livré aux autorités neuchâteloises et à nouveau condamné à mort (peine commuée en détention à perpétuité). Détenu dans les prisons de Neuchâtel, il s’en évada le 13 juillet 1834.

Exilé dans le val de Saint-Imier, Meuron devint horloger. Il fréquenta les exilés, qui publièrent à Renan en 1834-1835 le journal «Le Proscrit», proche du réseau «La Jeune Europe» de Giuseppe Mazzini. Rentré au pays après le 1er mars 1848, Meuron s’installa au Locle: il y fut ouvrier guillocheur, puis comptable. Député radical à la Constituante de 1858, il défendit des revendications telles que la séparation de l’Eglise et de l’Etat et l’égalité des droits politiques entre Neuchâtelois et Suisses d’autres cantons.

«Lorsque se fit le réveil socialiste dont l’Internationale a été la puissante expression, le père Meuron, embrassant avec ardeur l’idée nouvelle, fonda la Section internationale du Locle en 1866. Dès ce moment, il se sépara complètement de ses anciens amis, les radicaux, et se trouva, seul de sa génération, marchant au premier rang des socialistes»4. Président de l’Internationale au Locle de 1866 à fin 1868, il rompit – comme James Guillaume – avec le «socialisme jésuitique et mômier» du docteur Pierre Coullery (fondateur de l’Internationale à la Chaux-de-Fonds) et adhéra aux thèses collectivistes de Bakounine.

Licencié en 1869 par son patron – après la démission imposée à James Guillaume par la Commission scolaire du Locle –, le vieux révolutionnaire dut regagner Saint-Sulpice pour bénéficier de l’assistance publique. Isolé dans son village natal, Constant Meuron mourut en mai 1872, presque un an après la «semaine sanglante» où sombra la Commune de Paris.

On peut ne point partager intégralement les options politiques et idéologiques de Constant Meuron, mais sa vie mérite le respect. En l’année de son bicentenaire, salut au «vieux de la vieille»…5

Hans-Peter RENK

  1. «Constant Meuron (1804-1872), combattant républicain de 1831 et fondateur de la Première Internationale au Locle», Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, no 15/1999
  2. Sur le contexte d’avant 1830, cf. Maurice Dommanget, Auguste Blanqui: des origines à la révolution de 1848. Paris, Mouton, 1969
  3. Arthur Piaget, Histoire de la révolution neuchâteloise. T. 4-5. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1925-1931
  4. James Guillaume, L’Internationale: documents et souvenirs, présentation de Marc Vuilleumier. Paris, G. Lebovici, 1985
  5. D’après le titre d’un roman de Lucien Descaves sur la Commune de Paris, «Philémon vieux de la vieille».

La femme du soldat inconnu

«Il y a plus inconnu que le soldat inconnu: sa femme…». Ce slogan féministe des années 1970 s’applique à Emilie Meuron (née le 26.2.1801, décédée le 25.3 1875 à Saint-Sulpice). Comme son mari, elle mérite d’être sortie de l’ombre.

Les états-civils de Saint-Sulpice (NE) et Morat (FR) signalent le mariage, le 18 juillet 1831, de Constant Meuron et d’Emilie Fasnacht. Un rapport de police fribourgeois (26 février 1832) parle du jeune couple avec mépris: «Constant Meuron (…) banqueroutier insolvable qui avait épousé une personne moyennée du Montilier» (Chemise C.E. 1832, Archives de l’Etat de Fribourg). La correspondance de Meuron. transcrite par le greffe de Neuchâtel (avril 1832) permet de constater qu’Emilie (alors enceinte) s’inquiète pour son mari (engagé dans la préparation de la 2ème insurrection). Une lettre de Meuron au maire de Neuchâtel, Auguste-Charles-François de Perrot (auditeur du Conseil de guerre de janvier 1832 et président du Tribunal de Neuchâtel) révèle que la grossesse d’Emilie s’est très mal terminée, causant une stérilité définitive.

La correspondance de l’avocat Bille (ancien député républicain, devenu secrétaire du gouvernement bernois) nous apprend qu’Emilie fit de nombreuses démarches auprès des autorités pour obtenir la libération de son mari, en contrepartie d’un exil aux Amériques. Mais Emilie s’impliqua aussi dans des préparatifs d’évasion: en transmettant d’abord à Fritz Courvoisier (futur chef militaire de la révolution du 1er mars 1848) une empreinte de serrure (celle de la geôle de Meuron), puis à son mari une fausse clé (ainsi qu’une lime dissimulée dans du pain…). Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1834, Meuron et son co-détenu Henri Boiteux purent s’évader et se réfugier dans le canton de Berne. Déconfit, le maire de Perrot écrivit dans son rapport: «(…) il est évident que l’évasion des détenus a été exécutée de complicité avec la femme Meuron ou avec telles autres personnes sans que les enquêtes aient rien constaté de positif à cet égard» (Manuel du Conseil d’Etat – AEN).

En conclusion, le témoignage de James Guillaume, qui connut Emilie et Constant Meuron durant son séjour au Locle, dès 1864: «Mme Meuron, une Bernoise née à Morat (aussi avait-elle gardé un peu d’accent allemand) était une petite femme frêle et nerveuse, d’un caractère sérieux, de manières simples, mais d’une grande distinction naturelle». Et James Guillaume d’ajouter: «Constant Meuron et son excellente femme qui n’avaient pas eu d’enfants, me regardaient comme leur fils adoptif». Une affection qui ne se démentira pas jusqu’à la mort d’Emilie.

(hpr)