Cuisine du monde, poulets et films pornos

Cuisine du monde, poulets et films pornos

Depuis l’épidémie de grippe du poulet en Thaïlande, les ouvriers doivent rester dans le hangar pendant plusieurs jours, de peur qu’ils ne propagent le virus en rentrant chez eux. Ils dorment avec les poulets, mangent avec les poulets, et restent là, dans cet espace confiné et climatisé, avec ces milliers de gallinacées destinées à être vendues en pièces détachées sur les marchés du monde entier. Dans un élevage industriel du pays, une équipe de télévision a filmé cette scène surréaliste: aux ouvriers enfermés pour des raisons sanitaires, on passe des films pornos, au cas où ils trouveraient le temps long, avec toute cette volaille. Des poulets lubriques et des travailleurs réduits au rang d’animaux de basse-cour. Bienvenue dans la «cuisine du monde»!

Depuis plus d’une décennie, la Thaïlande ambitionne de devenir «la cuisine du monde». Elle a repris ce slogan a son entreprise étoile, Charoen Pokphand Group, la plus grande société multinationale du pays et l’une des championne de l’agro-business asiatique. Il s’agit de produire en masse, selon les techniques industrielles occidentales, et d’inonder le marché mondial de produits alimentaires, poussant l’exploitation des hommes, des femmes, des bêtes et des terres à l’extrême.

Des affaires en or

L’industrie du poulet est l’un des enfants chéris de cette politique. L’année dernière, la Thaïlande paradait en quatrième position au hit-parade des exportateurs mondiaux de volailles. Cela représentait un volume de 560 000 tonnes et un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros. 90% des volailles produites au royaume de Siam étaient destinées à l’exportation, principalement vers l’Union européenne et le Japon.

Cet énorme succès commercial est aujourd’hui heurté de plein fouet par la grippe du poulet. L’épidémie de grippe aviaire, probablement originaire de Chine, déferle sur toute l’Asie du Sud-Est depuis la fin de l’année dernière, tuant des millions d’oiseaux, et une vingtaine d’êtres humains. Afin de protéger ce business florissant, les autorités thaïlandaises ont tardé à reconnaître l’ampleur des dégâts, freinant ainsi la mise en œuvre des mesures d’urgence qui s’imposaient.

Cette crise a provoqué une commotion nationale, les cargaisons de volailles se voyant retournées à l’expéditeur, les consommateurs-trices refusant obstinément de manger du poulet malgré les campagnes de distributions gratuites, et le premier ministre Thaksin Shinawatra multipliant les apparitions publiques une cuisse de poulet entre les dents, histoire d’inciter le bon peuple à soutenir l’industrie nationale.

Fin des élevages familiaux

En provoquant l’abattage de millions d’animaux, en privant d’emploi des milliers de petits producteurs et en posant une sérieuse menace sur la santé publique, la crise du poulet révèle la faillite d’un système. Mais étrangement, au lieu de remettre en question le modèle de production industriel destiné à l’exportation, les autorités en ont profité pour pousser plus avant la logique commerciale. Le vice Premier ministre Somkid Jatusripitak a d’ailleurs déclaré qu’il allait prendre des mesures pour «transformer la crise en opportunité». Le résultat donne la chair de poule.

Au nom de la modernisation de la petite paysannerie et du respect des standards internationaux, les autorités et les industriels du poulet ont établi un plan de conversion radicale de la filière. Les élevages familiaux, où la volaille grandit encore à l’air libre, doivent désormais laisser la place à l’élevage intensif hors sol, dans des espaces complètement clos. C’est, assure-t-on, le seul moyen de se prémunir contre les épidémies.

Enfermer poulets… et travailleurs

Cette politique exclut des dizaines de milliers de petits paysans n’ayant pas les moyens d’investir dans de grandes installations. Les plus chanceux trouveront un emploi précaire d’ouvrier dans les usines à poulets. Par ailleurs, l’expérience européenne prouve que l’élevage en batterie offre de bien piètres garanties en matière de qualité et de santé publique. Des poules particulièrement performantes y gonflent deux fois plus vite que dans la nature, grâce à un savant cocktail de farines animales, de soya transgénique, d’antibiotiques, et autres gâteries. Les oiseaux y vivent dans des conditions de stress permanent, ce qui porte atteinte à leur système immunitaire et les rend plus vulnérables aux maladies.

Avec la crise du poulet, la «cuisine du monde Thaïlandaise» s’enfonce davantage dans la logique de production des pays développés: elle favorise un élevage de plus en plus isolé des équilibres environnementaux, elle renforce la production de masse spécialisée, au détriment des exploitations diversifiées où les risques se répartissent entre diverses sources de revenus et finalement, elle transforme les petits producteurs en simples instruments dans une grande machine à générer du profit.

En enfermant travailleurs et poulets dans des poulaillers industriels, la Thaïlande ne pouvait offrir une plus belle image de la production alimentaire à l’ère de la mondialisation. Avec ou sans film cochon.

Isabelle DELFORGE*

* Chercheuse collaborant avec l’ONG Focus on the Global South. On trouvera une version développée de cet article, en anglais, sur notre site www.solidarites.ch. Titres et intertitres de la rédaction.