L’altermondialisme au féminin: interview de Nicola Bullard

L’altermondialisme au féminin: interview de Nicola Bullard

Nicola Bullard, animatrice de Focus on the Global South, une ONG combative basée en Thaïlande, a aussi participé à de nombreux rendez-vous altermondialistes sur plusieurs continents. Elle répond ici aux questions de solidaritéS sur le rôle des femmes et du féminisme dans le mouvement international contre la guerre et la mondialisation capitaliste.

Le mouvement contre la guerre et la mondialisation capitaliste est massivement porté par des femmes. Il semble cependant que leurs préoccupations spécifiques ne soient pas suffisamment prises en compte par le mouvement dans son ensemble. Peux-tu donner ton opinion sur ce déficit apparent?

Oui, je pense que c’est vrai. Cependant, je crois aussi que le mouvement des femmes devrait faire de plus grands efforts pour être plus visible. Par exemple, les problèmes des paysan-ne-s sont bien intégrés dans le «discours» du mouvement, mais cela résulte d’une stratégie très claire et d’une forte articulation des préoccupations et des revendications de ce secteur. Cependant, je pense, de façon générale, que le mouvement tend à appréhender le monde plutôt d’un point de vue de classe, nord/sud ou anti-impérialiste, que d’un point de vue féministe ou dans une perspective de genre. Nous avons tous/toutes besoin d’être éduqué-e-s!

Les femmes ne paraissent pas équitablement représentées dans les positions décisionnelles du mouvement. Comment expliquer cette apparente éviction des principales positions de responsabilité?

Je ne sais pas ce que tu considères comme une position décisionnelle au sein du mouvement. Je ne pense pas qu’il y ait une telle catégorie clairement définie. A mon sens, le mouvement est guidé par des événements et des gens, et un certain nombre de leaders moraux et intellectuels parmi les plus influents sont des femmes – Arundhati Roy, Susan George, Naomi Klein, Mehda Paktar – qui nourrissent leur vision du monde de perspectives féministes, ainsi que d’autres perceptions politiques.

Je suis d’accord que le Forum Social Mondial, spécialement au Brésil, est dominé par les hommes, mais je ne pense pas que le FSM représente le mouvement dans son ensemble: il n’est qu’un moment, particulièrement structuré et traditionnel sous bien des rapports. Par ailleurs, si l’on regarde le Village Intergalactique au cours du G8, ou l’organisation de forums sociaux locaux, les caractéristiques d’âge et de sexe sont vraiment différentes. Même en Inde, où l’on attendrait plutôt une attitude patriarcale, les femmes jouent un rôle dans le mouvement, tant comme militantes que comme leaders.

En bref, je ne pense pas qu’il soit possible de faire des généralisations sur le mouvement, parce qu’il est trop fluide, trop organique, trop diversifié, même si certaines de ses composantes sont marquées de façon classique par une attitude patriarcale et hiérarchique – par exemple, les syndicats, les partis de gauche traditionnels, les églises, de nombreuses ONGs, etc. Mais je ne pense pas que ces organisations donnent le ton au mouvement.

Y a-t-il des différences entre la position des femmes dans le mouvement en Europe, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique?

Oui, bien sûr. J’ai peut-être déjà un peu répondu à cette question avant. Selon moi, il faut se méfier des réponses intuitives. En effet, on attendrait que les femmes, en Afrique, en Asie, ou en Thaïlande, soient «invisibles» vu le caractère de leurs sociétés, mais en réalité, c’est l’opposé qui est vrai. Les femmes d’Asie et d’Afrique (c’est peut-être moins le cas en Amérique latine, qui est plus occidentalisée et patriarcale) sont des militantes visibles qui prennent leur place dans la lutte, non pas en tant que «féministes» ou en tant que «femmes alibis», mais comme être humains, au plein sens du terme, combattant pour la justice.

L’un des principaux pièges pour les observateurs-trices occidentaux c’est qu’ils/elles évaluent la fonction et la position des femmes dans une optique «féministe» classique (en réalité profondément influencée par les notions masculines de pouvoir) qui identifie la visibilité au pouvoir.

Selon moi, il y a de profondes différences culturelles qu’il faut comprendre – par exemple, en Thaïlande, l’émergence du patriarcat dans la société est liée à l’émergence du capitalisme, et les luttes pour des alternatives sont, par définition, féministes, anticapitalistes, écologistes et sociales. Ces éléments sont profondément entremêlés et les distinctions intellectuelles des élites ne fonctionnent pas à la base du mouvement.

Comment peut-on garantir le développement d’un mouvement qui combine en même temps les combats contre la mondialisation capitaliste et contre l’oppression patriarcale? Quels objectifs politiques et quels moyens organisationnels pourraient favoriser une telle issue?

Je pense que cela suppose une compréhension plus profonde de la nature du capitalisme et des dimensions féministes/écologistes du socialisme ou de toutes autres alternatives.

Nous devons commencer par travailler selon des modalités qui annoncent les sociétés dans lesquelles nous voulons vivre.

De surcroît, le mouvement anti-guerre doit mieux comprendre les liens entre guerre, patriarcat et oppression (le scandale et l’horreur de la prison d’Abou Ghraib suffisent à convaincre chacun-e que l’exploitation sexuelle – des femmes par les hommes, mais aussi des hommes par d’autres hommes – est toujours un moyen de domination du puissant sur le faible, et que la guerre, l’oppression et le patriarcat sont indissociables.

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Jean BATOU