Identité lesbienne: la volonté d’exister

Identité lesbienne: la volonté d’exister

«Il nous faut dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir de nul part, être nos propres légendes dans notre vie même…»

M. Wittig (avant-note à La Passion de Djuna Barnes)

Au tout début était le non-dit… Les quelques bribes des écrits de Sappho sont parvenues jusqu’à nous après avoir subi au cours des siècles de nombreux autodafés, alors qu’en son temps, la poétesse était reconnue comme l’égale d’Homère. Même la traduction de ses lambeaux de poèmes était sujette à des réécritures qui effaçaient les références à son homosexualité. Et pour la reine Victoria, l’homosexualité féminine n’existait tout simplement pas.

Systématiquement passées sous silence, les lesbiennes ont tenté d’exister envers et contre tout. Il y bien eu quelques bulles d’expression ici où là, Natalie Barney au début du XXème siècle à Paris, à qui on a beaucoup reproché son appartenance à la grande bourgeoisie, prétextant qu’elle ne devait sa liberté de ton et sa crédibilité qu’à sa position sociale. Il est vrai que Natalie Barney était suffisamment riche pour ne dépendre de personne mais son salon littéraire a permis à de nombreuses écrivaines de dire l’homosexualité. On pourrait mettre en balance l’importance des ouvrières dans le Montréal des années 50, les seules qui osaient encore fréquenter les bars lesbiens dans un contexte de violente répression policière. Etait-ce parce qu’elles n’avaient pas de rang à tenir ou pas de nom prestigieux à protéger qu’elles pouvaient se permettre d’être arrêtées? Quelle que soit leur place dans la société, les lesbiennes ont dû soulever des montagnes pour exister.

Et puis il y a eu les années 70, Stonewall et la révolte des gays et des lesbiennes, la prise de conscience communautaire et la recherche de l’identité. Ces trente dernières années ont vu apparaître de nombreux changements politiques et culturels pour les homosexuel-le-s. Pour les lesbiennes, ces changements sont étroitement liés à la naissance du mouvement féministe, inextricablement mêlés à la libération des femmes.

On connaît l’anecdote: au tout début du MLF, une participante s’étant jointe récemment au groupe avait écrit une lettre timide faisant part de son attirance pour les femmes et demandant si elle était la seule dans ce cas. Ce point n’avait jamais été discuté auparavant et à leur grande surprise, les femmes présentes ce jour-là se sont aperçues qu’elles étaient majoritairement lesbiennes.

A notre sens, la construction de notre identité lesbienne d’aujourd’hui est symbolisée par trois auteures:

  • Simone de Beauvoir: «On ne naît pas femme, on le devient». Prendre conscience qu’être femme ce n’est pas naturel, c’est être construite socialement et culturellement, et que par conséquent, la place des femmes dans nos sociétés peut changer.
  • Ti-Grace Atkinson. «On ne naît pas lesbienne, on le devient.» Le lesbianisme ce n’est pas seulement une forme marginale de sexualité. Il devient «l’engagement total et volontaire d’une femme envers les autres femmes». On peut donc considérer que certaines femmes ont des relations sexuelles avec des femmes mais sans être lesbiennes au sens politique du mot, alors que d’autres n’ont jamais eu de relations sexuelles avec une autre femme mais se consacrent entièrement au mouvement féministe. Celles-là seraient donc des lesbiennes au sens politiques du mot.
  • Et puis Monique Wittig. «La femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes». Le concept même de femme n’a de sens que dans une société hétérosexuelle qui définit les relations entre des classes «hommes» et «femmes». L’hétérosexualité est un «régime politique» mais il est difficile à saisir car il est établi comme naturel. C’est donc naturellement que les femmes y sont soumises à une économie hétérosexuelle et qu’il leur incombe la tâche de la reproduction et des travaux qui y sont liés. Les lesbiennes n’étant pas définies par l’hétérosexualité échappent aussi à la définition de ce qu’est une femme puisqu’elles n’existent que par et pour les femmes. Elles sont donc des non-hommes et des non-femmes. Elles vont pouvoir utiliser leur position stratégique non pas pour créer une classe de plus, une classe «lesbienne», mais pour détruire le système hétérosexuel et ses catégories.

On comprend mieux pourquoi au cours des siècles les lesbiennes se sont vu opposer le silence et l’invisibilité puisqu’elles sont potentiellement déstabilisatrices de ce régime politique qu’est l’hétérosexualité. Ce régime est oppressif, et pas seulement pour les lesbiennes d’ailleurs. La culture lesbienne véhiculée par des mouvements radicaux, comme le Queer par exemple qui revendique l’indifférenciation des sexes, apparaît souvent plus dérangeant encore que le féminisme. Pour illustrer ce radicalisme lesbien, nous choisissons un film qui ne l’est pas mais que la culture lesbienne s’est appropriée.

«Baise-moi» de Virginie Despentes et Coralie Trin Thi a été classé X en France et donc interdit au grand public. Or, habituellement, seuls les films pornos font l’objet d’un tel classement et «Baise-moi» n’en est pas un. Par contre c’est un film sur la colère que peuvent susciter chez les femmes le sexisme et la violence sociale imposées par l’hétérosexualité. Un film sur ce qui pourrait se passer si les femmes devenaient guerrières, violentes, brutales, ce qu’elles ne sont pratiquement jamais au vu des faits divers, qu’elles renversaient les rôles en choisissant les hommes comme on choisit une proie, un film comme une menace, un défoulement, une malédiction.

L’interdiction au moins de 16 ans aurait suffi mais ce classement X retirait la possibilité au film d’être diffusé dans le circuit habituel et donc d’être vu par un large public. Non pas à cause de sa violence (il y en a de pires que l’on n’interdit pas), mais parce qu’il massacrait avant tout les codes imposés par la pensée dominante. Il y a eu un large mouvement de protestation principalement porté par les associations lesbiennes et gays contre cette interdiction. Et comme par hasard, Virginie Despentes dira: «La projection la plus cool qu’on ait faite c’était dans un bar lesbien. Pour une fois on avait l’impression de montrer notre film à des gens contents qu’on l’ait fait».

Même si aujourd’hui le mouvement homo dans son ensemble aspire à une reconnaissance sociale paisible, il ne faut pas oublier que notre mode de vie est par essence contestataire et que la place que l’on nous concède est révélatrice du chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre une société sans domination ni de classes ni de genre.

Catherine GAILLARD