Revenu d’insertion: le projet vaudois

Revenu d’insertion: le projet vaudois


Bien qu’une garantie explicite de droit à un minimum d’existence existe dans la Constitution fédérale depuis 1998 (art. 12), la législation en matière d’aide sociale est essentiellement régie par le droit cantonal. De ce fait, chaque canton (et, dans certains cantons, chaque commune) a son propre régime d’aide sociale et ses propres règles d’application, ce qui rend le système helvétique particulièrement opaque.



Le canton de Vaud connaît depuis 1997 un double régime d’aide sociale: d’une part l’aide sociale traditionnelle, qui concerne le plus grand nombre (l’Aide sociale vaudoise -ASV) et d’autre part le Revenu minimum de réinsertion (RMR).



Au contraire de l’ASV, le RMR n’est pas remboursable. Le montant versé est de 100 Fr. supérieur à celui de l’ASV. Le droit au RMR est limité à un an, renouvelable une seule fois et il impose l’engagement du bénéficiaire dans une activité de réinsertion. L’insertion «sociale» est destinée aux personnes considérées comme inaptes au placement par l’Office régional de placement (ORP). Elle est organisée par les Centres sociaux régionaux ou intercommunaux (CSR/CSI) sous le contrôle du Service de la prévoyance et de l’aide sociales (SPAS), qui fait partie du Département de la santé et de l’action sociale (DSAS). L’insertion «professionnelle» concerne les personnes jugées aptes au placement par l’ORP. Elle est gérée par l’ORP, sous le contrôle du Service de l’emploi (Département de l’économie (DEC).



Ce régime remarquablement complexe provoque de très nombreux problèmes, qui avaient d’ailleurs été largement annoncés par les opposants à la création du RMR. On citera simplement, pour mémoire, la complication du régime, la limite à 2 ans au maximum du droit au RMR, les dysfonctionnements en ce qui concerne l’information et la collaboration entre des départements possédant des prérogatives différentes, la distinction discriminatoire entre allocataires «aptes» ou «inaptes», ou l’inanité de la différentiation entre mesures d’insertion «professionnelle» et «sociale».



Le conseil d’Etat vaudois semble avoir enfin commencé à prendre conscience que ce double régime était problématique, et il a mis fin 2001 en consultation publique un projet de fusion des régimes de l’aide sociale vaudoise et du revenu minimum de réinsertion. Mais, si la fusion des régimes actuels est bien indispensable, le dispositif proposé par le conseil d’Etat vaudois apparaît, par certains aspects, encore plus compliqué que le précédent et la «fusion» qu’il propose va se faire essentiellement en péjorant la situation des bénéficiaires. Prenons quelques exemples…

Pas de mesures permettant de prévenir l’assistance

L’objectif de l’action sociale devrait être de garantir à tous ceux et à toutes celles momentanément sans ressources ou avec des revenus insuffisants un droit à un revenu permettant une vie digne et autonome. Or il n’est prévu, dans le projet du conseil d’Etat, aucun développement de moyens législatifs permettant de lutter contre les salaires trop bas (qui nécessitent un complément de revenu), contre les conditions précaires de travail (dont on sait qu’elles produisent des situations de demandes d’aide sociale), contre les licenciements (qui permettent aux employeurs de socialiser les coûts du non-emploi), etc.



Le problème lié à la situation des personnes exerçant une activité professionnelle salariée dont la rémunération est inférieure au minimum vital reste entier. Il concerne pourtant environ trois bénéficiaires de l’ASV sur dix en 2000. Aucune mesure ou ébauche de solution n’est formulée par rapport à ce problème, que ce soit pour éviter la relation de dépendance de ces salarié-e-s vis-à-vis de l’aide sociale, ou relativement à la question posée par le report des coûts sur la collectivité pour compenser les rémunérations insuffisantes de l’économie privée. Des mesures de prévention sont pourtant indispensables car l’on sait que, dans le secteur privé vaudois, environ 5% des hommes et plus de 21% des femmes touchent moins de 3000 Fr. net par mois pour une activité à plein temps.

Des mesures d’insertion qui fragilisent l’emploi

Le projet prévoit une multiplication de mesures dites d’insertion, qui précarisent les conditions de travail de toutes les travailleuses et de tous les travailleurs et détruit l’emploi.



Les mesures comprenant des prestations de travail, dans l’économie privée et dans les secteurs public et parapublic, sont à bannir si elles ne se basent pas sur un contrat de travail régulier. L’Etat devrait promouvoir le principe que tout emploi mérite un salaire permettant de vivre dignement, lutter contre le dumping salarial et éviter de fournir de la main d’œuvre à bon marché pour suppléer des postes salariés. Force est de constater que le projet du conseil d’Etat, avec son inflation de types de projet d’insertion, ne va pas dans ce sens. Pire, les barèmes de salaire proposés dans les mesures sont indécents.



Dans le projet, il est en outre prévu différentes mesures pour les bénéficiaires du Revenu d’insertion «inaptes au placement» (mesures d’aide à la réhabilitation du lien social, mesures d’aide à la préservation de la situation économique, mesures de formation). Outre le caractère déjà relevé de complexité du dispositif et du côté invalidant des mesures proposées, il faut relever un nouvel aspect particulièrement injuste. Soi-disant pour éviter la «chronicisation» (sic! comme si le fait d’être à l’aide sociale êtait une maladie…) des bénéficiaires, le conseil d’Etat a prévu d’instaurer un dédommagement «dégressif» de ces mesures, contrairement au régime RMR actuel (qui, comme on l’a vu, alloue aux bénéficiaires un montant de 100 Fr. supérieur à celui de l’ASV). La dégressivité sera fixée par voie réglementaire, donc non démocratique. Or, le risque principal de l’aide sociale n’est pas celui de la «chronicisation», mais de l’absence de projet social d’intégration impliquant la responsabilité des entreprises, et le but réel de ce projet est de limiter les coûts et de diminuer les prestations auxquelles les bénéficiaires ont droit.



Le budget des mesures d’insertion (pièce pourtant maîtresse du dispositif) n’est enfin même pas évalué, contrairement aux multiples économies attendues et qui vont se déployer sur le dos des bénéficiaires.

Un projet de «fusion» sur le dos des bénéficiaires

Le conseil d’Etat propose de financer cette « fusion » en excluant du droit toute une série de personnes : restrictions d’accès drastiques en fonction de la fortune (pour «exclure du nouveau régime une partie des bénéficiaires actuels du RMR» (sic!)), introduction d’une durée de domiciliation minimale pour l’accès aux prestations de réinsertion professionnelle (pour «éviter le tourisme assistanciel intercantonal» (re-sic!), etc. Sous couvert de réduire des inégalités de traitement entre RMRistes et bénéficiaires de l’ASV, c’est un laminage par le bas et un démantèlement de la continuité des dispositifs d’aide qui est annoncé, un choix qui ne répond qu’à un objectif d’économies.



En outre, la panoplie de sanctions, amendes, et réductions de l’aide financière présente dans le projet du conseil d’Etat est disproportionnée et résulte d’une vision basée sur le soupçon. Ainsi, le projet prévoit, lors de la violation intentionnelle ou par négligence par le bénéficiaire de ses obligations «une réduction, voire la suppression de l’aide, et la restitution des sommes perçues indûment, avec intérêt et frais». Or, la réduction de l’aide doit être limitée dans le temps, afin de ne pas compromettre les moyens indispensables à l’existence et pour rester en conformité avec l’article constitutionnel prévoyant le droit de toute personne en situation de détresse à être aidée (art. 12 CF). En outre, un montant de 10000 Fr. à 20000 Fr d’amende en cas d’infraction est prévu. Sachant d’une part que les amendes sont convertibles en arrêts pour celles et ceux qui n’auraient pas les moyens de les payer, que, d’autre part, les amendes sont doublées de l’obligation de rembourser les montants touchés indûment et qu’enfin le cadre est celui d’un régime d’aide sociale dans lequel, rappelons-le, le budget d’entretien pour une personne seule est de l’ordre de 1100 Fr. mensuels, les montants prévus pour ces amendes sont particulièrement indécents.

Conclusion

La «fusion» proposée par le conseil d’Etat n’est est pas vraiment une. Elle repose sur des préalables dangereux pour l’ensemble des bénéficiaires, et provoquera une péjoration de la situation de beaucoup.



Le conseil d’Etat vaudois n’a même pas eu le timide courage d’adapter les barèmes de ce nouveau RI aux normes des prestations complémentaires à l’AVS/AI, plus élevées, comme le canton de Genève l’a fait en introduisant fin 2001 un… RMR (!). Les besoins réels des personnes n’ont à aucun moment été considérés en tant que tels dans le projet du conseil d’Etat vaudois. Il ne reste qu’à souhaiter qu’il soit profondément repensé et remanié.



Jean-Pierre TABIN