Interview de Michel Warschawski: quelle paix demain?

Interview de Michel Warschawski: quelle paix demain?

Dans ton dernier livre, «Israël-Palestine: le défi binational»1, tu parles d’un «rêve andalou», pourquoi?


Michel Warschawski* La perspective binationale n’est pas présentée dans ce livre comme un choix politique concret et immédiat, mais comme une alternative globale à une conception qui constitue la substance même du sionisme. Conception qui suppose que normalité soit synonyme d’homogénéité culturelle, ethnique, nationale, que toute société plurielle (pluraliste) en termes d’existence nationale soit par définition problématique. Ce que j’ai essayé de décrire dans le livre est pourquoi cela représente un choix à la fois négatif et dans le fond, destructeur. Dans le contexte concret de la Palestine, et du Moyen-Orient, un choix autre que binational ne peut se réaliser sans que cela implique une politique permanente d’épuration ethnique, de négation de l’autre, de répression, d’apartheid, et d’expulsion de masse. Que l’on parle du «petit Israël» ou du «grand Israël», il y a par définition, dans cette volonté d’Etat «exclusivement juif» ou d’Etat juif «autant que possible», le rejet de l’autre. Et le rejet de l’autre implique par définition la dégénérescence de soi. Je n’ai pas présenté la conception binationale comme une alternative à une éventuelle division. Même en prenant la division comme présupposée, le problème reste entier. Israël est un pays qui n’est plus un Etat exclusivement juif, il comprend une forte minorité arabe, une forte minorité russe non-juive, une minorité grandissante de travailleurs immigrés, tout cela pose le problème d’un état démocratique multi-culturel et multinational, quelles qu’en soient ses frontières.

Le 11 septembre 2001 a changé quelque chose en Israël?


Je crois que le 11 septembre a eu deux conséquences. En premier lieu, il a replacé la politique de répression, de violence, et de négation de l’autre dans un contexte mondial. En Israël il y avait la peur d’être perçus, y compris par le monde occidental, comme un «Etat différent», comme un facteur déstabilisant, comme une situation «d’anormalité». Ariel Sharon et la classe politique et militaire israélienne se sont sentis soulagés du fait qu’après le 11 septembre «tout le monde» les comprend, s’identifie à leur politique, suit leur politique. Le résultat du 11 septembre a été qu’aujourd’hui les Etats-Unis se montrent presque totalement aplatis devant la politique israélienne, avec le silence et la passivité complice de l’Europe. En résumé, si avant le 11 septembre Israël pouvait être considéré comme un facteur de «risque» pour la stabilisation impérialiste de la région, aujourd’hui Israël revendique, à juste titre, d’être l’avant-garde de la croisade impérialiste contre les peuples, avec l’alibi de la lutte contre le terrorisme. La deuxième conséquence, qui est la même partout dans le monde, aux USA et en Europe, et même en Israël, est l’utilisation de la psychose antiterroriste, et cette nouvelle légitimité donnée par la «guerre de civilisation», pour renforcer la déshumanisation des Palestinien-ne-s et la délégitimation de toute tentative de dialogue.

Tout de suite après le 11 septembre, Colin Powell a déclaré qu’il était lui-même prêt a tenir un discours à l’ONU sur la nécessité d’un Etat palestinien. Peu après, de manière apparemment impromptue, la politique des USA a «changé» pour retourner à avaliser la répression israélienne dans toutes ses formes. Qu’en penses-tu?


Je pense que Powell, mais pas seulement lui – ça a été aussi le cas en Europe – a établi une sorte de parallèle avec la guerre du Golfe de 1991, croyant que dans la guerre d’aujourd’hui, lancée par les Etats-Unis, il était nécessaire de bâtir une grande coalition internationale avec l’apport substantiel des pays arabes. Et pour ce faire il fallait, comme aux temps de la guerre du Golfe, mettre un frein à la politique de répression d’Israël, pour donner satisfaction aux partenaires arabes. C’est là le sens des déclarations de Powell. Et ce sont là des appréciations que d’aucuns ont formulées sur ce qui s’est passé, mais à tort. Le choix des Etats-Unis consiste à mener une guerre sans compromis, à prendre les déclarations les plus extrêmes de Bush, en termes de «guerre de civilisation», en termes de guerre sans limites, y compris dans le cas israélien. Et cela prédomine en partant de l’hypothèse que les Etats arabes et les Etats musulmans n’allaient pas oser mettre un frein à la volonté belliqueuse de Bush et au caractère total de cette guerre. Malheureusement Bush a eu raison, il n’y a pas eu de protestations majeures ou de remise en cause de la coalition, ni de la part de l’Egypte, ni de celle de l’Arabie Saoudite, laissant le champ libre à une politique sans compromis avec le monde arabe. Une guerre déclinée comme une guerre contre l’extrémisme, mais dans les faits une guerre de réalignement du monde entier, et du monde arabe en particulier.

Les Refuseniks Yesh Gvul («Il y a une limite») ont commencé une campagne de contre-information au sein de l’armée tout de suite après la deuxième Intifada. Penses-tu que les Refuseniks aient servi d’aiguillon à ce qu’on appelle le «réveil» du pacifisme israélien?


Il y a eu deux moments importants dans le mouvement des soldats. Depuis les premières semaines de l’Intifada et de la répression massive dans les territoires occupés, Yesh Gvul a relancé la campagne de refus de service en Cisjordanie et à Gaza, et des centaines de soldats ont signé sa pétition. Nombre parmi ces soldats ont payé ce choix de la prison. Cette première étape peut être considérée, d’une certaine façon, comme la poursuite de ce qui s’était passé pendant la guerre du Liban en 1982, et la première Intifada. Il y a une continuité, et Yesh Gvul a été l’organisation la plus active dans la mobilisation. Ce qu’il y a de nouveau c’est un nouveau mouvement parallèle, et plus large, de soldats signataires de la pétition qui ne se reconnaissent pas dans Yesh Gvul, mais qui, en raison de l’horreur des méthodes employés par l’armée, de l’horreur des crimes de guerre permanents perpétrés dans les territoires occupés, ont décidé de prendre une nouvelle initiative, qui voulait se démarquer de celle d’Yesh Gvul. C’est un refus qui découle de l’Intifada elle-même, de la politique mise en œuvre, ce n’est pas un refus dans la logique plus systématique du refus de l’occupation. Ces soldats disent: nous ne voulons pas participer à cette guerre. Cela a ouvert une brèche au sein de la société israélienne, à tel point que Sharon a dû en tenir compte dans son discours à la nation, ce qui est en passe d’ouvrir un grand débat au sein de l’armée et de l’opinion publique.

Et Arafat?


(…) Je pense qu’Arafat a un passé et qu’il continue de mener une politique double. Celle-ci consiste à chercher un compromis – qui ne fait pas toujours consensus au sein de la communauté palestinienne, et qui produit des débats et des conflits même graves. Mais cette politique du compromis a une limite. Arafat est un dirigeant national, ouvert à des grand compromis, qui peuvent et doivent être mis en discussion, et qui le sont. C’est là l’immense erreur découlant de l’arrogance coloniale de Barak, celle d’avoir cru réussir à imposer à Arafat un plan de bantoustans. Arafat avait déjà accepté un compromis majeur: renoncer au 80% de la patrie, accepter la réconciliation avec Israël, mais il n’est pas disposé à négocier les 20% restants. Le seuil minimum est clairement défini dans la politique de Yasser Arafat. L’arrogance coloniale a conduit Barak a croire qu’il pouvait transformer Arafat et l’ANP en ministres israéliens affectés à la gestion d’un système de bantoustans, un système d’apartheid. Je pense que la politique d’Arafat continue de jouer son rôle, il n’a pas fermé la porte à une coopération avec Israël, mais celle-ci a une limite. Israël a raison de se plaindre du «double jeu» d’Arafat: celui-ci négocie, et il est prêt à jouer un rôle en conformité avec une politique de pacification de la région, mais cela a un prix, et tant qu’Israël n’est pas prêt à payer ce prix, Arafat dirigera en partie la résistance à l’occupation. Double rôle donc: résistance à l’occupation et négociation d’un compromis avec Israël. Le problème est qu’Ariel Sharon, et avant lui E. Barak, ont réduit les marges de manœuvre d’Arafat, en le poussant davantage à la résistance qu’à la coopération, non pas parce qu’il le veut ainsi, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il est prisonnier à Ramallah pendant que l’armée détruit les infrastructures de la police et de l’administration palestinienne. La capacité d’Arafat à «maintenir l’ordre» et un minimum de résistance pour obtenir un compromis acceptable par la population palestinienne, est très limitée.

L’Intifada fait émerger un nouveau leadership?


Il existe certainement depuis plus d’une année et demie une direction qui combat l’occupation et qui provient de l’intérieur, une nouvelle génération, des militants de la première Intifada, de toutes les formations politiques mais principalement du Fatah, qui constitue le nouveau cadre de la résistance actuelle. Celle-ci ne se place pas en rupture avec Arafat, elle se place dans un rapport conflictuel avec celui-ci et l’ANP. Même l’arrestation des militants du FPLP, ou la fermeture des bureaux du Hamas, ou les arrestations de certains militants et dirigeants du Hamas, sont des opérations qui ont été «négociées», d’une certaine façon, entre l’ANP et les organisations concernées. Nous savons qu’Arafat rencontre quotidiennement les dirigeants de l’opposition. Il existe en même temps un front uni anti-israélien et des mesures répressives lesquelles logiquement ne satisfont pas Israël. C’est une manœuvre dont l’issue est incertaine, car à la différence des autres gouvernements israéliens, Sharon n’a rien à proposer. Il serait logique si Sharon disait ce qu’il veut et son prix, Arafat pourrait alors dire: d’accord je paie le prix pour avoir ce que tu m’offres. Mais on peut constater que rien n’est jamais suffisant, comme dans le cas de l’arrestation des militants du FPLP accusés de l’assassinat du ministre Zeevi. Arafat prend ces mesures non pas tellement, et pas seulement, pour frapper Sharon, mais plutôt pour toucher l’opinion publique internationale. Avec ces arrestations Arafat s’adresse en effet à Bush et à l’Europe. Comme pour dire: voilà ce que je peux faire. Il s’agit davantage d’un travail de propagande politique que de répression à proprement parler.

En Italie le mouvement «Action for Peace» a trouvé beaucoup d’écho. A ton avis cela est suffisant en tant que solidarité?


Je pense que l’envoi de missions italiennes et internationales en Palestine est important pour trois raisons. Tout d’abord parce que l’expression de la solidarité avec les Palestiniens est très utile du point de vue moral, car ils se trouvent très isolés. Et l’isolement peut devenir un facteur de démobilisation. Dans ce sens, le fait qu’une partie de la société civile européenne et internationale exprime de la solidarité est extrêmement important. Deuxièmement: cela produit un allègement de la répression israélienne. Le regard de la presse internationale, mais aussi la présence de militants internationaux aux check points, et dans les rues, crée des difficultés à une partie de l’armée et de la classe politique. Mais la troisième raison, et à mon avis la plus importante: être à même de se servir des témoignages de ceux qui viennent et voient, pour renforcer dans leurs pays respectifs un mouvement de solidarité de masse et faire pression sur leurs gouvernements. C’est là la priorité. Et dans certains pays, comme la France et la Belgique que je connais mieux, il s’est produit un changement dans une frange plus large de l’opinion publique. Même après l’offensive anti-arabe suite au 11 septembre.

Porto Alegre: tu y as participé, cela a ouvert de nouvelles perspectives?


En ce qui me concerne je pense que Porto Alegre est l’endroit où le mouvement international contre le néolibéralisme a connu un tournant. Mais je pense que parmi ceux qui orientent et dirigent le mouvement, il y a beaucoup d’attention portée sur l’économie et moins d’analyse sur la politique. Suivant l’hypothèse selon laquelle la globalisation néolibérale passe exclusivement par la dictature du marché. La guerre, au contraire, n’a pas été un sujet fort à Porto Alegre. Je pense que les journalistes «neutres», «bourgeois», ont parlé beaucoup du marché, mais peu de la dictature de la guerre impérialiste qui est partie intégrante de la globalisation. Malgré les grandes manifestations contre le FMI et les McDonalds, les manifestations contre la guerre concrète, aujourd’hui contre l’Afghanistan, demain contre l’Iraq, à l’exception de l’Italie, dans le reste de l’Europe sont restées limitées.



Propos recueillis par Cinzia NACHIRA
Interview parue dans «Bandiera Rossa» le 26 février 2002.
Traduction et coupures par nos soins
Version intégrale se trouve sur notre site

  1. Michel Warshawski «Israël-Palestine: le défi binational» Ed Textuel, Paris 2001. Voir notre brève présentation dans le N°3 du 7 février 2001 de solidaritéS


* Michel Warschawski est directeur de l’Alternative Information Center The Alternative Information Center PO Box 31417 – Jérusalem 91313 www.alternativenews.org