Un référendum pour renforcer l’unité des salarié-e-s

Un référendum pour renforcer l’unité des salarié-e-s

La division des salarié-e-s découle fondamentalement de la concurrence qui les oppose sur le marché du travail. L’idéologie du «chacun pour soi» est en effet sécrétée chaque jour par les relations de production et d’échange capitalistes. La famille, l’école, l’armée, les médias, etc. contribuent certes à faire accepter cet ordre des choses, mais il résulte d’abord de l’expérience quotidienne.

L’unité des salarié-e-s ne peut donc se construire à partir de discours abstraits: elle se nourrit de l’expérience de la résistance collective à l’exploitation, de la lutte syndicale, de la solidarité et de l’organisation des exploité-e-s. Pour reprendre les termes du marxiste autrichien, Otto Bauer, ce n’est qu’au travers d’une «prise de conscience empreinte d’émotion, fondée sur des milliers d’expériences», que la classe ouvrière peut développer une «idéologie de classe» conforme à ses intérêts de classe.

La classe des salarié-e-s est aussi traversée par de multiples fractures, qui ne cessent de se combiner et de se recombiner – hommes et femmes, blancs et «de couleur», Européens et non Européens, nationaux et étrangers, qualifiés et non qualifiés, «cols blancs» et «cols bleus», stables et précaires, employés et chômeurs, etc.

L’impérialisme renforce ces divisions

Ces lignes de fracture ont été créées – ou remodelées – par le développement du capitalisme. Parmi elles, celles qui opposent les nationaux et les immigré-e-s – en particulier non Européens – a été renforcée par l’impérialisme (dès les années 1880), puisque, dès lors, les mouvements internationaux de capitaux en quête de profits plus élevés ont suscité des migrations massives de travailleurs-euses à la recherche d’un emploi.

Ce n’est pas un hasard si, dès la fin du 19e siècle, la xénophobie et le racisme sont devenues des préoccupations majeures du mouvement ouvrier, avec la montée de sentiments de rejet, voire d’actes de violence, à l’égard des travailleurs-euses du Sud et de l’Est européen (Italiens, Polonais, etc.), de l’antisémitisme et du racisme. L’impérialisme a ainsi réussi à enfoncer un coin dans l’effort d’unification de la classe ouvrière internationale en disqualifiant le «Prolétaires de tous les pays unissez-vous!» au nom du «Prolétaires de tous les pays expulsez-vous!»…

C’est l’époque où les Etats ont pris les premières mesures de réglementation ouvertement xénophobes et racistes: le Chinese Exclusion Act aux Etats-Unis (1882), les premières restrictions de Bismarck contre l’arrivée de travailleurs polonais en Allemagne (1885), qui donneront naissance à la Legitimationskarte (de durée limitée et tributaire d’un contrat de travail) à la fin du siècle, etc.

Mêmes droits pour toutes et tous!

Après un débat difficile, le Congrès de la 2e Internationale (Stuttgart, 1907) a pris position pour le rejet sans appel des politiques de contingentement étatiques. Il leur a opposé la défense des conditions de vie de tous les travailleurs-euses: salaire minimum, durée maximale du travail, assurances obligatoires, amélioration des lois sur le logement ouvrier, lutte contre le travail à domicile, le sweating system et «l’esclavage sous contrat», enrôlement syndical facilité et éducation des immigrant-e-s, respect de leurs droits et naturalisation facilitée.

Ce fut l’un des derniers barouds d’honneur des sociaux-démocrates internationalistes. Sur le terrain, les partis de la Deuxième Internationale ont cependant souvent cautionné la préférence nationale, comme d’ailleurs la politique coloniale et les programmes d’armement. En août 1914, ils votaient les crédits de guerre…

Du contingentement aux bilatérales

Après la Première guerre mondiale, la plupart des pays industrialisés généralisent des mesures de contrôle de l’immigration, avec l’accord de la majorité du mouvement ouvrier. La Suisse donne une base légale définitive à cette xénophobie d’Etat, teintée de racisme, dans la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers de 1931. Après la Seconde guerre mondiale, dans une conjoncture de croissance forte, le mouvement syndical suisse a utilisé ces dispositions pour obtenir un contingentement de la main-d’œuvre immigrée, dès le début des années 70, en renonçant à se battre pour arracher des droits collectifs unificateurs. Le contingentement de la main d’œuvre étrangère est ainsi devenu le principal instrument de régulation du marché du travail en Suisse…

Ce sont ces dispositions, que les Bilatérales I ont levées pour les Européens-ennes, tout en les renforçant pour tous/toutes les autres (projet de LEtr voté par les Chambres, volet Schengen-Dublin des Bilatérales II). Il est donc faux de percevoir l’extension des accords à l’Europe des Vingt-cinq comme un «pas en avant» vers la «libre circulation» – aujourd’hui en direction de l’UE des 15, demain de l’UE des 25, après-demain du monde entier, puisque cette «ouverture» à l’Europe est le corollaire d’une «fermeture» au reste du monde…

Selon la bonne vieille méthode, il s’agit toujours de distinguer les «bons» migrant-e-s, autorisés à renflouer l’armée de réserve des exploité-e-s sur le marché national, des mauvais migrant-e-s (de plus en plus reconnaissables à leur couleur), condamnés à un statut renforcé de «clandestins».

Dans un pays qui ignore pratiquement la présence des syndicats sur les lieux de travail, dont la majorité des conventions collectives ne contiennent aucune norme salariale, qui ne connaît pas de salaire minimum légal, dont la prévoyance sociale est des plus rudimentaires, le renforcement brutal de la concurrence sur le marché du travail, en période de montée structurelle du chômage, est en passe de produire un traumatisme dangereux.

La bourgeoisie quasi-unanime

La bourgeoisie suisse tient beaucoup à libéraliser la circulation de la main d’œuvre dans un espace contrôlé (l’UE et l’EEE), parce qu’elle y voit un puissant instrument de dumping salarial. En même temps, elle renforce les dispositions légales visant à maintenir un important volant de «sans statut»: les salarié-e-s extra-européens, stigmatisés par le racisme et corvéables à merci. Enfin, en refusant pour le moment d’adhérer à l’UE, elle entrave la convergence possible des mouvements sociaux et syndicaux suisses et européens. De son point de vue, c’est un sans faute!

Sans mesures d’accompagnement sérieuses permettant d’assurer un socle élémentaire de droits pour l’ensemble des salarié-e-s, la libre importation de salarié-e-s européens, doublée de l’interdiction renforcée d’acheter de la force de travail au-delà (on fermera les yeux sur la contrebande) ne fera qu’accroître la xénophobie, le racisme et la division des travailleurs-euses. Elle contribuera à paralyser durablement leur capacité d’action collective. Il suffit de rappeler que c’est l’UDC de Christoph Blocher qui a préconisé la voie des accords bilatéraux contre ceux qui soutenaient une adhésion de la Suisse à l’EEE ou à l’Union Européenne.

Un référendum pour gagner des droits?

Une partie de la gauche anti-néolibérale envisage de lancer un référendum contre l’extension des accords de «libre circulation» aux dix nouveaux Etats membres de l’UE, ce qui pourrait menacer en cascade l’ensemble des accords bilatéraux.

Les salarié-e-s suisses et immigré-e-s, dont les salaires, les conditions de travail et l’emploi sont aujourd’hui attaqués, peuvent-ils accepter un accroissement brutal de la concurrence sur le marché du travail sans tenter d’arracher un certain nombre de droits fondamentaux: salaires minimaux, protection contre les licenciements, droits syndicaux, etc. En effet, puisque personne ne conteste la nécessité de «mesures d’accompagnement», pourquoi ne pas exiger qu’elles soient à la hauteur des défis actuels?

L’arme du référendum est-elle la bonne? Pour répondre à cette question, il faut d’abord évaluer s’il en existe d’autres. La lutte syndicale dans les entreprises? Avec la potentiel de forces des organisations existantes – en termes d’orientation, d’expérience et d’organisation, en particulier sur le terrain – cela paraît illusoire dans l’immédiat. Or, l’absence de résistance aujourd’hui promet d’avoir des conséquences terribles – déjà perceptibles – en termes de divisions des salarié-e-s, rendant plus difficile encore la recomposition du mouvement syndical sur des bases élémentaires de classe. Le lancement d’une initiative pour un salaire minimum ou pour d’autres droits unificateurs? Oui, bien sûr, mais il ne pourrait s’agir que d’un complément au référendum, qui en indiquerait le sens, non d’un substitut. En effet, une initiative ne serait soumise au vote que dans plusieurs années; elle ne pourrait donc pas tenter de mettre un cran d’arrêt au dumping salarial dans l’immédiat.

Une arme à double tranchant?

A gauche et parmi les milieux de défense des droits des immigré-e-s, les adversaires d’un référendum contre l’extension de la libéralisation des flux de main d’œuvre à l’Europe des Vingt-cinq estiment qu’il pourrait contribuer à renforcer la xénophobie en Suisse. Nous pensons qu’ils se trompent.

D’abord, parce que de toute façon, un référendum sera sans doute lancé par les «Démocrates suisses», même si l’UDC et l’ASIN ne s’y associent pas. L’occasion est en effet trop belle pour eux de capitaliser la peur légitime des salarié-e-s en termes de division, de xénophobie et de racisme. C’est précisément pour cela, qu’il est important qu’un référendum de gauche soit lancé. Plus nous réussirons à rassembler de forces autour d’une défense résolue des droits des travailleurs-euses, plus nous serons capables de combattre la xénophobie et le racisme, non pas en parole, mais sur le terrain où il se nourrit.

Bien sûr, même si nous pouvons argumenter en faveur d’un référendum de gauche, nous sommes trop faibles et à contre-courant pour espérer dominer le discours des opposants. Mais soyons sérieux, c’est la situation objective des salarié-e-s – livrés pieds et poings liés à la dérégulation néolibérale – qui génère la montée de la xénophobie et du racisme. L’absence d’expériences de lutte collective, la quasi-inexistence d’organisations syndicales combatives et implantées sur les lieux de travail, de même que la faiblesse historique de la gauche anti-systémique, explique en même temps la fragilité de la conscience de classe des salarié-e-s, ainsi que la précarité de leurs acquis légaux et conventionnels.

C’est pourquoi, l’ouverture accrue du marché du travail sans contrepartie en termes de droits pour tous-toutes, travailleurs-euses et chômeurs-euses, ne peut que susciter l’accélération brutale de la concurrence et du dumping salarial. Dans ce sens, seule une politique d’opposition crédible à la dérégulation du marché du travail, revendiquant des mesures de protection pour l’ensemble des salarié-e-s, peut espérer poser les bases d’une résistance collective de classe avec des perspectives unificatrices.

Jean BATOU