Charlie Parker: Bird lives

Charlie Parker: Bird lives

Il y a cinquante ans, le 12 mars 1955, mourrait Charlie Parker. La légende, elle, est toujours bien vivante. Le médecin venu en urgence lui donne 64 ans. Le certificat de décès fait état d’un homme de 54 ou 57 ans. Bird allait avoir 35 ans. Il était né à Kansas City – une ville-clé du jazz et de son évolution – le 29 août 1920. Le père était souvent loin, la mère, Addie, couvait son garçon, qu’elle considérait comme un génie! La musique, le saxophone alto qu’elle lui avait acheté se refusaient à lui. Rien chez lui ne se fait facilement. Le génie n’est pas inné. Il provient de rencontres, de travail et, sans doute, de l’ambiance d’une ville. Une ville comme les États-Unis en ont peu connu. Une ville qui ne dort jamais – le film de Robert Altman, Kansas City (1996) le fait entendre.

L’ado Parker, incapable de tenir sa place dans les jam-sessions, tombera sous le charme du son éthéré, bourré au swing, de Lester Young, venu participer aux débuts de l’aventure Count Basie. Il apprendra tous ses solos, les travaillera grâce aux disques, que Lester se décide enfin à enregistrer en 1936, les passant et les repassant sur son phono.

L’ambivalence du support éclate. À la fois marchandise et transmission du patrimoine pour cette musique de l’instant, proche de l’atemporalité, parce qu’inscrite pour l’éternité d’un solo qu’il ne sera pas possible de refaire à l’identique. Ross Russell1, le producteur des disques Dial, en fera l’amère expérience. Un break réussi, génialement réussi, il faut le dire, sur Night in Tunisia2, ne pourra être commercialisé, le batteur faisant n’importe quoi… Ross demandera à Parker de le refaire sans qu’il puisse y arriver. Mystère de la création jazzistique.

Jusqu’à un âge avancé, Parker ne fait pas montre de prédispositions. Il veut devenir saxophoniste alto, mais ne sait pas quelle voie suivre. Difficile de savoir comment, mais il va trouver. Dans l’histoire romancée de son enfance – Charlie, Paris, Fayard –, Alain Gerber utilise les ficelles de la biographie à l’américaine, multiplie les témoignages, les éclairages, pour les métamorphoser. Il mêle des personnages réels – la mère de Parker – à des personnages imaginaires plus vrais que vrais. Il décrit aussi Kay Cee (Kansas City) de l’intérieur, à l’époque de la crise de 1929, avec ses gangs et ses trafics, en s’appuyant sur le travail du sociologue Ronald L. Morris3. Les musiciens y trouvaient alors un havre de paix et de musique qui leur permettait de continuer à jouer. Parker a vécu dans cette ambiance. Elle explique une partie de son génie. Il en est à la fois l’héritier et le fossoyeur. Après lui, plus rien ne sera comme avant. Les anciens deviendront anciens de par son arrivée.

Gerber a atteint un sommet dans cet art difficile de la biographie romancée. Il sait tout de Bird, et Bird nous en apprend encore. Peu de musiciens ont atteint cette hauteur. Il s’y est brûlé les ailes. Il est mort de cette création continue, plus que de tout le reste. Pourquoi insister sur la drogue, l’alcool en premier lieu? Il n’a pas été «usé», par ces substances, mais rongé par le souci de créer, tous les jours, toutes les heures, toutes les secondes de sa vie. «Je l’ai déjà joué demain» lui fait dire, dans un éclair, Cortazar4. Il en cauchemarde. Il en crève.

Ces mondes qui gisent en lui – non, ce n’est pas une comète, plutôt la voie lactée à lui seul-, il veut les faire sortir, les accoucher. S’approcher toujours plus près du soleil, faire entendre les sons qu’il entend, tenter l’aventure, le sort… Il est réellement insurpassable. L’écouter, c’est renouveler l’expérience. C’est partir à la conquête du ciel, du soleil, c’est monter. Toujours plus haut, toujours plus haut… Libre, enfin!

Nicolas BÉNIES

  1. Ross Russell a voulu rendre compte du génie parkérien dans Bird Lives (10/18), une biographie un peu entachée par les préjugés de l’auteur sur la drogue et le reste, perdant de vue par-là même l’essentiel: la création à jeu continu. Son témoignage est cependant essentiel pour le travail en studio de Parker… Notamment à propos de Lover Man, que Bird refusait de commercialiser.
  2. Ce break est commercialisé sous le titre Famous Alto Break.
  3. Le Jazz et les gangsters —Abbeville Press — est un ouvrage indispensable pour appréhender les formes d’intégration de cette société américaine se construisant un modèle, le Wasp (blanc, anglo-saxon et protestant). Le Juif et l’Italien n’y ont pas vraiment droit de cité.
  4. Julio Cortazar, L‘Homme à l’affût, Paris, Gallimard.