Pêche à l'homme
Pêche à l’homme
Dénonçant pêle-mêle exploitation, oppression, misère et corruption, «Le Cauchemar de Darwin» offre un spectacle effrayant de la vie sur les bords du lac Victoria, en Afrique. Ce documentaire, extraordinaire, est sorti en DVD le 12 octobre.
«La Tanzanie est un paradis pour les amoureux de la nature.» Voilà, ce qu’une agence de voyage vante de ce pays, considéré comme le berceau de l’humanité, célèbre pour ses parcs nationaux et l’admirable préservation de sa vie sauvage. On en oublierait presque que la Tanzanie fait partie de la région des Grands Lacs, théâtre de conflits parmi les plus sanglants depuis la Deuxième Guerre mondiale. Hubert Sauper y plante sa caméra loin des safaris pour touristes. Sur les rives du lac Victoria, là où le rêve colonial d’un Eden parfait se transforme en cauchemar.
L’idée du film est née lors de repérages pour un autre documentaire, Kisangani Diary loin du Rwanda , dont le propos était de suivre des réfugiés. C’était en 1997. Hubert Sauper est alors le témoin d’un hallucinant ballet aérien. Un avion-cargo atterrit avec 45 tonnes de pois chiches d’aide alimentaire, tandis qu’un second décolle pour l’Europe avec 50 tonnes de poissons frais.
Une expérience scientifique désastreuse
Au départ, c’est donc l’histoire d’un poisson. Dans les années 1960, la perche du Nil, un prédateur vorace, est introduite à fin «d’expérience scientifique» dans le lac Victoria. Elle y décime en quelques décennies les populations de poissons indigènes. De cette catastrophe écologique est née une industrie fructueuse. La chair blanche du monstre d’eau douce est exportée avec un succès grandissant dans tout l’hémisphère nord. Pour les populations alentour, le cauchemar commence. La pêche vivrière disparaît, l’industrie poissonnière impose sa loi. L’exode rural, le chômage, la misère, la prostitution, les cas de toxicomanie et le nombre de séropositifs explosent. Tandis que les poissons s’envolent, les populations locales se nourrissent dans les poubelles des usines, des décharges à ciel ouvert où se vendent têtes et carcasses. Et l’absurde ballet aérien déjà observé continu: aide alimentaire contre nourriture.
Hubert Sauper parvient à faire témoigner certains des membres d’équipages, mercenaires en charge de ces improbables poubelles volantes. Il montre les carcasses d’avions, en bord de piste et le kérosène qui souille l’eau que consomment les populations environnantes. Il découvre aussi que les avions, en plus de l’aide alimentaire, apportent des armes. Un commandant de bord confie, un peu ivre: «À Noël, les enfants d’Europe ont reçu du raisin, les enfants d’Afrique des armes.» Sauper tord le cou au pire cliché sur les responsabilités d’un tel chaos: «Sans être totalement ignorées, les innombrables guerres sont souvent qualifiées de «conflits tribaux», comme ceux du Rwanda et du Burundi. Les causes cachées de tels troubles sont, dans la plupart des cas, les intérêts impérialistes pour les ressources naturelles.»
Un cauchemar universel
Renonçant à tout commentaire, l’auteur laisse la parole aux acteurs, bourreaux et victimes, de cet enfer. Ainsi, ces gamins des rues, orphelins défoncés aux emballages fondus; Lisa la prostituée, dont on apprendra à la fin du film l’assassinat par un pilote australien; ce gardien de nuit qui, avec son arc et ses flèches empoisonnées, veille sur les rêves d’aviateur de son fils; ce journaliste indépendant, qui ne succombe pas au découragement. Mais il y a aussi ces crapules placides qui, avec un flegme insupportable, gèrent les conserveries; les sinistres clowns expédiés par Bruxelles pour féliciter les autorités corrompues de la remarquable mise en valeur des ressources locales. Locales? Ce cauchemar est tristement d’ici et d’ailleurs, comme le note Sauper: «Dans le Cauchemar de Darwin, j’ai essayé de transformer l’histoire du succès d’un poisson et le boom éphémère autour de ce «parfait» animal en une allégorie ironique et effrayante du nouvel ordre mondial. Mais la démonstration serait la même en Sierra Leone et les poissons seraient des diamants, au Honduras, ils seraient des bananes, et en Irak, au Nigeria ou en Angola, ils seraient du pétrole brut.»
Le Cauchemar de Darwin , Hubert Sauper, MK2.
Mat PANTHERS et Marek TAZ
Article paru dans Rouge