Suisse sans racisme d’Etat, une «Révolution culturelle»

Suisse sans racisme d’Etat, une «Révolution culturelle»


Le «Rapport Bergier» a révélé l’antisémitisme d’Etat de la Suisse durant la période nazie. Reste à démasquer le racisme d’Etat. Il a plombé la Suisse tout au long du XXe siècle. Il cherche avec vigueur à s’imposer au XXIe siècle. Discuter la politique migratoire sans éclairer l’architecture xénophobe des institutions renforcera la situation actuelle, comme le montre la Loi sur les étrangers (LEtr).



Le Rapport final de la Commission Indépendante d’Experts Suisse-Seconde Guerre Mondiale (CIE) vient de paraître. Il répond à notre attente d’une information inédite et solide: il révèle comment les dirigeants suisses ont aidés le national-socialisme à atteindre ses objectifs et établit ce que la Suisse doit aujourd’hui assumer, «(elle) a été la seule à appliquer un critère formel de sélection fondé sur la race selon la définition national-socialiste».1 Les travaux de la Commission indépendante d’experts (CIE) ont permis de cerner l’antisémitisme d’Etat qui s’est déployé à l’époque du nazisme. Mais pourquoi ce passé fut-il dissimulé dans l’après-Deuxième Guerre mondiale? Ce long silence reste à expliquer.

Le Rapport Bergier doit porter ses fruits


Pourquoi les institutions qui combattaient «l’enjuivement» de la Suisse n’ont-elles pas été démantelées en 1948. D’où venaient-elles? Comment expliquer leur rôle dans la discrimination des travailleurs immigrés, du statut du saisonnier à l’actuelle politique des trois cercles?2 Quel est leur rôle dans les démembrements successifs de la Loi sur l’asile adoptée par les Chambres en 1979? Un groupe de recherche d’Acor Sos Racisme a publié en 1999 le premier tome d’un essai consacré à ces questions3. Le second tome paraîtra en automne 2002. Ses travaux examinent le «droit des étrangers» (textes de loi, ordonnances, arrêtés, directives, règlements) et analysent divers points de vue exprimés par des politiciens et les hommes de la «police des étrangers».



Démontrer l’existence du racisme d’Etat ne suffit pourtant pas: les autorités doivent mandater une CIE 2 qui soit en mesure de répondre à l’ensemble de ces questions. L’évolution des mentalités demande un choc cathartique.

La création de la Commission indépendante d’experts


En 1996, les demandes répétées depuis des décennies par le Congrès juif mondial sont entendues. Le gouvernement américain les soutient. Les raisons de l’engagement américain n’étaient certes pas innocentes. Le déploiement de la mondialisation avait ouvert le marché américain à la finance suisse, mais la disparition de l’Union soviétique diminuait l’importance de cet allié. La Suisse devait enfin ouvrir le dossier dit des «avoirs en déshérence». La Commission Volcker, l’Independent Committee of Eminent Persons (ICEP), cherchait à évaluer les montants dus. Ses travaux ne suffiront pas, les responsabilités politiques devant être dévoilées, les autorités suisses décidèrent la formation de la CIE. Les responsables d’archives seraient tenus d’assurer leur collaboration, et la dissimulation ou la destruction de pièces constitueraient un délit.



Le contexte politique suisse a contribué lui aussi à cette décision. En novembre 1989, le Conseil fédéral avait proposé l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. L’administration et la classe politique, qui avaient délégué depuis 1931 la «politique des étrangers» à l’Office fédéral des étrangers, réalisaient que leur politique ségrégative violait la première exigence de la Convention, celle de ne pas commettre de discrimination raciale. Au terme de longs débats, deux décisions furent prises. L’adjonction au Code pénal d’un article 261bis qui réprimerait certaines formes de discrimination. «Les dispositions légales relatives à l’admission des étrangères et des étrangers sur le marché du travail suisse»4 empêchaient la Suisse de prendre l’engagement de ne pas commettre d’acte de discrimination raciale5.



Présenté comme une «Loi contre le racisme», l’article 261bis remporta largement la votation référendaire que la droite lui avait opposée. Ce succès permit la création de la Commission fédérale contre le racisme qui condamna la politique des trois cercles. La réhabilitation de Paul Grüninger venait d’être acquise dans un contexte marqué par la lutte contre les mesures de contrainte: «Notre confrontation à l’affaire Grüninger ne doit pas tendre uniquement à surmonter les séquelles du passé; elle doit surtout renforcer notre capacité de résistance face à l’érosion du droit, empêcher l’atrophie de notre conscience collective», soutenait Ruth Dreifuss dans la préface de l’ouvrage de Stefan Keller qui ouvrait en 1994 le débat sur l’histoire6. Le 8 mai 1995, Villiger admit pour la première fois la responsabilité suisse dans la fabrication du tampon «J», ce débat pouvait enfin se développer.

Un mandat étroitement balisé


«Le durcissement qui a marqué partout la politique à l’égard des étrangers et des réfugiés n’a fait qu’accentuer une tendance apparue dans les années 1920»,7 alors que «la société subit les effets funestes de la montée des idéologies dont les sources remontaient loin en amont: le nationalisme et la xénophobie, les antagonismes sociaux, la peur et la haine de la bourgeoisie face au mouvement ouvrier de plus en plus combatif, et un antisémitisme de plus en plus agressif qui rendait les Juifs responsables de tous les maux de l’époque.»8



Le Rapport de la CIE met en évidence la responsabilité capitale du Conseil fédéral dans les mesures antisémites prises au cours de la Deuxième Guerre mondiale et notamment celles du Département fédéral de justice et police (DFJP) et de son Office des étrangers qui élabore et exécute sa politique, du Département politique (aujourd’hui Département fédéral des affaires étrangères) et du Département militaire fédéral (DMF), qui dirigeait nombre de camps de concentration et assurait la garde des frontières. Il interroge l’action du parlement, des partis, de la presse et des cantons pour examiner les responsabilités de l’économie, des Eglises, des œuvres d’entraide, de la population. La responsabilité de la bourgeoisie est certaine, mais le tableau est plus complexe. La gauche suisse, qui a renoncé à la lutte économique et adhéré à la paix du travail a accepté la défense nationale. La défense nationale ne se limite pas à l’armée ou au vote du budget militaire. Elle comporte la «politique des étrangers», cette politique qui nourrit la crainte de «l’altération excessive de l’identité nationale» (l’Ueberfremdungsdiskurs), qui s’en prenait alors aux Juifs et aux «Tziganes».



Avant 1943, les partis bourgeois ne voulaient pas du Parti socialiste au Conseil fédéral. En revanche, dès cette date, commence la préparation de l’après-guerre, et ils ouvrent alors celui-ci à un premier conseiller fédéral PS. La gauche gouvernementale participera désormais à la discrimination de l’immigration, au système qui la légitime, aux institutions et à l’idéologie qui la fondent. Aujourd’hui encore, elle reste un artisan de l’idéologie xénophobe qui justifie la limitation du nombre et la sélection selon leur origine des «étrangers» assimilables.



Les discriminations infligées au cours de la période nazie furent le produit de politiques nées auparavant. Les institutions qui les ont imposées et qui les ont appliquées fonctionnent toujours. De cette chaîne ininterrompue de décisions qui a parcouru le XXe siècle tout entier, le mandat confié à la CIE n’a retenu qu’une seule période, et sa présentation en est dès lors faussée. La CIE n’a pas eu le pouvoir de montrer que les décisions prises avant 1930 ont préparé le terrain aux événements des années du nazisme. Elle n’a pas eu le pouvoir d’analyser les discriminations, élaborées par les institutions qui survécurent à la chute du nazisme, qui furent infligées dès l’après-guerre aux immigrants. En 1963, Philippe Schwed, militant à la Jeunesse socialiste à Lausanne, rédige un texte trop peu connu. Sa conclusion est limpide: faute d’être combattue à la racine, la politique antijuive de la période nazie engendrerait l’hostilité contre l’immigration ouvrière. Le droit qui avait permis l’antisémitisme d’Etat était celui qui jugulait le nombre croissant des travailleurs immigrés9. Ce texte tomba dans l’oubli, la politique qu’il préconisait ne fut pas appliquée, et les conséquences qu’il pronostiquait se sont avérées.

Combattre le racisme d’Etat


L’adhésion de l’essentiel de la gauche suisse à la défense nationale l’a donc conduite à adhérer à la défense de l’identité nationale, que la «politique des étrangers» prétendait protéger.



En exposant la responsabilité des autorités suisses et les souffrances qu’elles ont infligées, la CIE souligne l’importance du devoir de mémoire. Ce devoir est exigeant! La lumière faite sur le passé fait surgir notre actualité. Ordonné en 1917, l’Office fédéral des étrangers fonctionne toujours. L’actuelle Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) a été adoptée en 1931. Le système que forment ces institutions, l’«Ueberfremdungssystem»10 est actif en 2002, et les autorités veulent renforcer sa base légale. Une nouvelle Commission indépendante d’experts doit être formée pour expliquer les racines de la «politique des étrangers», les circonstances grâce auxquelles ses partisans se virent confier un ministère et l’élaboration d’une législation, les raisons pour lesquelles ce racisme d’Etat reste la politique officielle des autorités. Leurs conceptions les ont conduites à accepter le nazisme, et cette faute leur est reprochée. Mais leurs conceptions sont-elles moins fautives pour avoir institué en Suisse un régime qui professe la prétendue supériorité de l’Européen? Sa neutralité a maintenu la Suisse à l’abri des deux guerres mondiales. Elle échappa aux destructions que ces guerres infligèrent à ses voisins et concurrents. Elle échappa aux mouvements sociaux et aux évolutions politiques qu’ils vécurent lorsque l’horreur de ces guerres souleva de puissants mouvements aspirant à la justice sociale et à libérer l’humanité de ces atrocités. La bourgeoisie suisse était sortie renforcée de la Première Guerre mondiale et elle eut aisément raison des mouvements de révolte sociale qui tentèrent de desserrer son carcan. Elle imagina l’«Ueberfremdungssystem» pour diviser les travailleurs et combattre le socialisme.



Si la Deuxième Guerre mondiale s’est terminée en 1945, les institutions de temps de guerre, les pleins pouvoirs, durèrent jusqu’à la fin de 1950. Au cours des premières années de l’après-guerre, la politique nazi-compatible reste en vigueur. Puis, au cours des années cinquante, le statut de saisonnier est mis en place. Ce nouveau permis précaire annonce l’infernal abécédaire des permis A-B-C que des centaines de milliers, sinon des millions de travailleurs immigrés apprendront à décliner durant les trente cinq années suivantes.



La bourgeoisie suisse, avec le concours de nombre de ceux qui prétendaient représenter la classe ouvrière, mit donc à profit la «politique des étrangers» forgée au cours des années vingt à cinquante pour imposer à l’immigration ouvrière, qu’elle recrutait massivement, des discriminations qui la soumettaient à un régime d’asservissement quasi colonial. Le Parti socialiste et l’Union syndicale suisse acceptèrent cette condition inégale à celle qu’ils négociaient pour les «travailleurs suisses». Le Conseil fédéral, dès son Message du 2 juin 192411 exposait l’importance de supprimer les droits existants pour lutter contre «l’envahissement étranger»: «Il est évident qu’on ne peut concilier le droit à l’établissement avec la lutte contre l’envahissement des étrangers» car «(le) point principal de la lutte contre la surpopulation étrangère (réside) dans l’aggravation des conditions (…).» La «politique des étrangers» sut traiter cette situation de subordination et les réactions d’hostilité qu’elle suscita et qu’avait prévues le Conseil fédéral. Les travailleurs immigrés servirent de prétexte à la propagande chauvine qui invoquait la nécessité de lutter contre la surpopulation étrangère. La droite nationaliste manipula leur condition discriminée comme concurrence déloyale à l’égard des travailleurs suisses. Leur argumentaire recelait bien sûr une parcelle de vérité.



Dès lors que la gauche parlementaire et syndicale avait accepté l’existence d’un marché du travail ségrégué qui venait s’ajouter au marché du travail national, elle nourrissait durablement la puissance de mouvements xénophobes que la droite utilisa comme levier contre la gauche, contre elle-même. Pour diviser les salariés. Les règles codifiant ce double marché du travail furent ces fameuses «dispositions légales relatives à l’admission des étrangères et des étrangers sur le marché du travail suisse dont Conseil fédéral et Chambres fédérales constataient en 1993 qu’elles étaient racistes.



Au cours des années quatre vingt dix nous assistons à une modification progressive de la «politique des étrangers». Les Européens cessent d’être des «étrangers». A la politique de légitimation de la condition discriminatoire, qui avait marqué la politique d’encadrement de l’immigration de masse européenne des années 1950-1990, succède une nouvelle formulation explicite du racisme d’Etat. Les non-Européens, désormais les seuls «étrangers», sont réputés inassimilables en raison de leur prétendue «différence» et sont pour cette raison interdits d’autorisation de séjour.



Contraints au statut de sans-papiers, ils sont confinés dans la peur. La peur qu’ils éprouvent. La preuve que le racisme d’Etat suisse cherche à susciter contre eux.



Karl Grünberg, Joelle Isler, Anne Weill
Auteurs de «Suisse: un essai sur le racisme d’Etat»

  1. La Suède elle aussi appliqua un tel critère. Toutefois, à la différence de la Suisse, elle l’a abandonné fin 1942 lorsqu’elle prit conscience de la «solution finale», et notamment pour accueillir les Juifs norvégiens.
  2. Réalité trop peu connue, le Conseil fédéral introduisait dès 1964 la politique des trois cercles. Des mesures particulières contre l’admission de ressortissants de pays éloignés, «eu égard aux problèmes de leur adaptation aux conditions de vie et de travail suisses et de leur protection sociale, ainsi qu’aux risques d’assistance qu’ils font courir aux pouvoirs publics»,constituaient l’unique but de son ordonnance du 16 mars 1964 (no 7/64).
  3. «Suisse: un essai sur le racisme d’Etat» (1900-1942), Anne Weill-Lévy, Karl Grünberg, Joelle Isler, Editions CORA, Lausanne, 1999.
  4. Arrêt fédéral portant approbation de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 9 mars 1993.
  5. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, article 2, 1, a.
  6. In «Délit d’humanité», Stefan Keller, éditions d’en bas, Lausanne, 1994. Préface de Ruth Dreifuss, page 11.
  7. Rapport final, page 156.
  8. Rapport final, page 46.
  9. Son texte devait paraître dans le cahier pédagogique qu’il avait rédigé pour la création de la pièce «Andorra» de Max Frisch par le Théâtre municipal de Lausanne. Georges-André Chevallaz, alors syndic de Lausanne, censura la publication. La Jeunesse socialiste la ronéota. Ce texte constituait la première contribution critique articulée de la «politique des étrangers». Acor Sos Racisme a publié ce dossier en décembre 1995 dans la Lettre de SOS Racisme/Carrefour. «Andorra» était à nouveau montée à l’initiative du Théâtre de Saint-Gervais dirigé par Philippe Macasdar, qui collabora le 9 novembre 1995 à une manifestation commémorative de la Shoah, organisée dans le contexte du 50e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Commande: Acor SOS Racisme, cp 328, 1000 Lausanne 9
  10. L’Ueberfremdung, l’altération excessive de l’identité nationale, constitue la prétendue menace contre la sûreté intérieure que les nationalistes réactionnaires combattent depuis le début du XXe siècle. Avec la création, en 1917, de l’Office central de police des étrangers, le Conseil fédéral leur donne un ministère pour transformer cette propagande en pratique administrative, en politique, en normes de droit, en loi (la LSEE) et en idéologie dominante. Guido Koller a intitulé cette idéologie l’«Ueberfremdungsdiskurs». La «politique des étrangers» que les autorités ont alors instituée constitue un véritable «Ueberfremdungssystem». Cette politique, ce système se construira librement tout au long du XXe siècle.Le Parlement lui a donné le pouvoir de ne pas lui rendre de compte.
  11. FF 1924, pp. 511 ss