« L’UDC a normalisé les thèses de Schwarzenbach »

La poussée de l’UDC, héritier idéologique de l’Action nationale, a ancré la xénophobie dans le débat politique helvétique. Une hégémonie aujourd’hui remise en cause par les nouveaux mouvements sociaux, analyse l’historien Damir Skenderovic. Interview.

Le 7 juin 1970, l’initiative contre l’emprise étrangère était rejetée par une mince majorité de votants masculins – les femmes n’avaient pas encore le droit de vote. Porté par le conseiller national James Schwarzenbach, ce texte voulait limiter la part d’étrangers en Suisse à 10 % de la population, ce qui aurait impliqué l’expulsion de près de 300.000 salarié-e-s italien-ne-s et leurs familles.

Pour Damir Skenderovic, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et spécialiste de la droite radicale, la rhétorique de la surpopulation étrangère, diffusée depuis le 20e siècle, a renforcé le discours xénophobe de Schwarzenbach. Ces thèses, normalisées dans le débat politique par l’UDC, sont aujourd’hui remises en question par une nouvelle génération militante.

L’initiative Schwarzenbach a recueilli près de 50 % des voix. Pourtantle Conseil fédéral, les principaux partis politiques, les organisations patronales et les syndicats appelaient à la refuser.

Damir Skenderovic. – L’initiative était portée par l’Action nationale, un petit parti de droite populiste qui comptait un seul parlementaire : le conseiller national James Schwarzenbach.

Depuis le début du 20e siècle, le débat politique était cependant imprégné par un discours dénonçant la prétendue « surpopulation étrangère » (Überfremdung en allemand). Cette rhétorique dénonçait les immigré-e-s comme un danger pour la Suisse, sa société et son identité. Elle a été reprise par les autorités. En 1965, une commission d’experts créée par le Conseil fédéral alerte même du danger d’Überfremdung dans un rapport officiel.

Dans les années 1960, les discours contre la « surpopulation étrangère » visent les salarié-e-s italien-ne-s qui viennent par milliers travailler en Suisse, à la demande des employeurs. En août 1964, la Suisse et l’Italie signent un nouveau traité sur le recrutement. L’accord prévoit quelques améliorations du statut de ces travailleuses et travailleurs, en grande partie des saisonniers. Pourtant, il est immédiatement remis en cause dans les débats publics. Plusieurs groupuscules xénophobes se créent, mais leur existence sera éphémère.

Sous pression, le Conseil fédéral va introduire le principe du plafonnement de la main-d’œuvre étrangère, quelques mois avant la votation sur l’initiative Schwarzenbach.

Ce contexte joue en faveur des thèses de l’Action nationale. En parallèle, son dirigeant a su tirer parti de la démocratie directe : le lancement d’une initiative populaire lui a permis de répandre ses thèses bien au-delà de son petit parti.

Vous soulignez le rôle « précurseur » de Schwarzenbach en Europe…

A cette époque, l’Action nationale est à l’avant-garde de la droite populiste en Europe : pour la première fois après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, un discours ouvertement xénophobe est au cœur d’un débat politique national. Je pense que cette situation a aussi été facilitée par l’absence d’un véritable travail de mémoire sur l’existence de mouvements ouvertement fascistes en Suisse durant l’entre-deux guerres, les Fronts.

Exemple. En 1975, trois conseillers nationaux étaient d’anciens membres des Fronts. On y trouvait notamment Mario Soldini, membre du parti Vigilance et ancien secrétaire de Georges Oltramare, le dirigeant du parti fasciste Union nationale. Or leur présence dans la Berne fédérale n’a quasiment pas suscité de débats.

Quelle est la position des syndicats et de la gauche dans ce contexte ?

55 % des membres de l’Union syndicale suisse (USS) ont voté en faveur de l’initiative Schwarzenbach, que les dirigeants de l’Union syndicale suisse appelaient pourtant à refuser.

L’ambiguïté de la position syndicale explique en partie ce résultat. Dans les années 1960, des dirigeants syndicaux de premier plan reprennent les thèses de l’Überfremdung et appellent le Conseil fédéral à freiner l’immigration. Ils invoquent la pression des « étranger-ères » sur l’emploi et les salaires, mais tiennent aussi un discours culturaliste –« les immigré-e-s ne travaillent pas aussi bien que nous ». On retrouve ce type de positions au sein du Parti socialiste suisse.

Elles s’expliquent par la prééminence du courant prônant la défense prioritaire des « travailleurs nationaux » au sein des organisations ouvrières. Renforcé par l’accord de Paix du travail signé au milieu des années 1930, ce courant prend le dessus sur la tendance internationaliste – pour laquelle l’appartenance à une classe commune, celle des travailleurs, prime sur la nationalité.

En 2014, une majorité de la population helvétique accepte l’initiative UDC contre l’immigration de masse. On n’est pas loin des thèses de Schwarzenbach…

Les débats autour de la « surpopulation étrangère » ont continué à parcourir la politique suisse jusqu’à nos jours, même si « l’Autre » prend des figures différentes. Depuis le 7 juin 1970, plusieurs initiatives à tonalité xénophobe ont été soumises à la population – jusqu’à l’acceptation en 2014 du texte de l’UDC, qui ne fixe cependant pas de plafond chiffré à l’immigration.

Cependant, il faut rappeler qu’en 2000, une initiative populaire demandant un plafonnement à 18 % de la population étrangère a été refusée en votation. Elle avait été lancée, entre autres, par Philipp Müller, le futur président du parti libéral radical (PLR). Cela montre – comme la récente initiative d’Ecopop – qu ces idées ont dépassé les cercles de la droite populiste.

Peut-on parler d’une continuité entre l’activité de l’Action nationale dans les années 1960 et celle de l’UDC aujourd’hui ?

Dans les années 1990, l’UDC va subir une profonde transformation. Sous la houlette de Christoph Blocher et de sa section zurichoise, ce parti va ancrer sa politique autour de deux thèmes principaux : le refus de l’Europe et la politique d’immigration et d’asile. Depuis, l’UDC a développé des thèses nationalistes et identitaires, basées sur la séparation entre la communauté nationale et les « Autres ». Il les combine avec une rhétorique populiste opposant le peuple aux élites. Ce parti a ainsi repris l’héritage politique de Schwarzenbach et son Action nationale.

Il faut souligner qu’en parallèle, l’UDC a développé des positions néolibérales en politique économique et fiscale – avec l’objectif de démanteler le rôle de l’Etat, sauf dans les secteurs de la sécurité et de la migration. On retrouve ce genre de mix entre nationalisme et néolibéralisme dans de nombreux partis de la droite populiste en Europe, dans le gouvernement Trump aux Etats-Unis ou celui de Bolsonaro au Brésil.

Il y a cependant une différence importante entre l’UDC et les groupuscules de la droite populiste qui se succèdent en Suisse au cours des années 1960, 1970 et 1980. En deux décennies, le parti de Blocher a presque triplé son électorat. Il est passé de 11,9 % aux élections au Conseil national de 1991 à 28,9 % en 2007. Cette évolution, unique depuis l’introduction de la proportionnelle en 1919, va faire de lui la premier parti de Suisse.

Malgré un discours d’opposition, l’UDC reste très intégrée au système politique helvétique…

Oui, et cela fait de ce parti une particularité en Europe.

Dès ses débuts, l’UDC a été intégrée dans le système de concordance – avec des élu-e-s siégeant dans les exécutifs fédéral, cantonaux et communaux. Contrairement aux autres pays européens, la Suisse n’a jamais vraiment mené de débat sur la nécessité d’opposer un « cordon sanitaire » aux partis de la droite populiste.

Aujourd’hui, la rhétorique de l’UDC, basée sur la xénophobie et l’exclusion, s’est même « normalisée ». Ses thèses sur la migration ont été reprises par de nombreux partis – le PDC, le PLR et jusqu’à certains membres du Parti socialiste suisse. Avec pour conséquence, notamment, un durcissement constant de la politique d’asile. Dans le canton de Zurich, c’est d’ailleurs un conseiller d’Etat socialiste qui applique une politique très dur contre les réfugié-e-s.

En 2010, l’acceptation de l’initiative sur les minarets a marqué un tournant. Une campagne ouvertement islamophobe, stigmatisant directement un groupe spécifique de la population, a gagné en votation. Cela aurait semblé inimaginable quelques années auparavant.

La stratégie de ce parti populiste de droite a donc été un succès, de son point de vue.

Les groupements d’extrême-droite se développent-ils aussi ?

L’extrême-droite se distingue de la droite populiste par son opposition aux mécanismes démocratique et son apologie de l’action militante et souvent violente.

Après la Seconde Guerre mondiale, elle a longtemps représenté une subculture relativement marginale. Mais depuis quelques années, on assiste à un essor et une internationalisation de ces groupements, notamment via les réseaux sociaux.

On constate ce phénomène presque partout. Récemment, l’extrême-droite a été présente au sein des manifestations contre le confinement qui ont réuni des milliers de personnes en Allemagne. Au cours de ces mobilisations, les extrémistes de droite se sont mélangés à d’autres mouvements, notamment les antivaccins – le recours aux théories du complot permettant de jeter des passerelles entre ces mouvances.

En Suisse, peu de monde s’intéresse à la question. Dans leurs rapports sur les extrémismes, les autorités fédérales accordent beaucoup d’attention aux mouvements issus de l’extrême-gauche, mais négligent ces réseaux d’extrême-droite. Il y a toujours cette idée que la Suisse serait un cas à part, épargné par l’extrémisme de droite. Mais pourquoi la situation serait-elle si différente chez nous que dans les pays voisins ? Il faudrait se pencher sérieusement sur l’évolution de ces réseaux dans notre pays.

Une crise économique importante s’annonce. Un terrain favorable pour les droites radicales ?

La droite populiste va tenter d’utiliser cette crise et ses conséquences sociales pour se renforcer, en présentant de nouveau les immigré-e-s comme des boucs émissaires. Le danger est grand que, sous sa pression, les autorités économisent d’abord sur le dos des personnes migrantes, déjà les plus précarisées.

Des contre-feux émergent cependant. Au cours des deux dernières années, les collectifs pour la grève féministe et les jeunes de la Grève du climat ont pris une grande ampleur, en Suisse aussi. Ces deux mouvements défendent une société solidaire et refusent le nationalisme. C’est le cas aussi du mouvement de défense du droit d’asile, qui existe depuis les années 1980 en Suisse.

Pendant le récent confinement, on a aussi assisté à des gestes de solidarité significatifs, notamment envers les plus faibles.

Et tout dernièrement, l’ampleur des manifestations contre le racisme et les violences policières est un signe que le mouvement contre le racisme et la xénophobie pourrait reprendre du poil de la bête, en Suisse aussi.

Une nouvelle génération s’engage pour un monde plus solidaire.

Guy Zurkinden (rédacteur)

Services publics : journal du Syndicat suisse des services publics, N° 11, 101e année, 19 juin 2020, pp. 8-9 :

https://ssp-vpod.ch/site/assets/files/0/31/026/ssp_11_web.pdf

Solidarités Neuchâtel, juin 2020