« Une nouvelle génération fissure le ciment conservateur »

Journal Services Publics, n° 13, 101e année, 21 août 2020, Interview Guy Zurkinden

Dans un ouvrage qui connaît une large audience outre-Sarine, l’historien Josef Lang retrace plus de 300 années de lutte en Suisse (1). Il trace un parallèle entre les mobilisations pour la Constitution de 1874 et les jeunes militant-e-s qui prennent la rue aujourd’hui.

Membre du comité du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), Josef Lang est syndiqué SSP depuis plus de 40 ans. Il a été conseiller national (Les Verts) entre 2003 et 2011. Interview.

Vous situez l’apogée de la lutte pour la démocratie en Suisse vers la fin du XIXe siècle, lorsqu’un puissant mouvement social débouche sur la Constitution la plus progressiste du monde…

Josef Lang – En 1874, 63 % des votants acceptent une refonte totale de la Constitution fédérale. Il s’agit de la plus grande avancée démocratique de l’histoire suisse. Elle placera notre pays à l’avant-garde du continent européen – jusqu’à l’introduction du droit de vote des femmes par la Finlande, en 1900.

La Constitution de 1874 va étendre les droits politiques – notamment en introduisant le référendum législatif – mais aussi élargir le cercle des personnes ayant accès à ces droits. Contrairement au texte fondateur de 1848, qui n’accordait le statut de citoyen qu’aux hommes chrétiens, elle garantit la liberté personnelle et les droits politiques aux hommes juifs – marquant la naissance d’un Etat laïc.

La nouvelle Constitution garantit les droits politiques à tous les citoyens dans leur commune et canton de résidence. C’est un changement de taille : à l’époque, la moitié des hommes helvétiques vivent dans une commune, qui n’est pas celle de leur naissance, et n’y ont pas accès aux droits politiques ; un tiers vit la même situation au niveau du canton ; 15 % des hommes sont même exclus de l’exercice de ces droits au niveau national. Ce changement est une avancée démocratique mais aussi sociale, car ce sont souvent les pauvres qui sont privés de droits.

Les avancées sont innombrables. La Constitution de 1874 institue une école primaire gratuite, obligatoire et non confessionnelle. Elle jette les bases pour une future nationalisation des chemins de fer ou une Loi sur les fabriques. Elle garantit le mariage civil, abolit la peine de mort et prévoit la protection des eaux et forêts.

Qu’est-ce qui a permis ce bond en avant ?

La Constitution de 1874 est le fruit d’un puissant mouvement social, qui a trois composantes.

D’abord le Mouvement démocratique, particulièrement vigoureux à Zurich. Son cheval de bataille est l’extension des droits populaires. Il s’oppose au « système Escher » – du nom de l’entrepreneur et politicien zurichois fondateur, entre autres, de Crédit Suisse -, cette élite libérale enrichie grâce au développement des chemins de fer. Qualifiées d’« aristocratie de l’argent » ou de « barons du chemin de fer ».

Les radicaux forment la deuxième composante. Ces partisans d’un Etat laïc affrontent l’Eglise – avant tout catholique – dans un virulent Kulturkampf. Les radicaux militent pour le suffrage universel masculin, l’élection des exécutifs par le peuple, le référendum ou l’initiative législative. Les radicaux appuient – après avoir surmonté leurs réticences – la démocratie directe. Ils défendent l’idée que la Confédération est formée par les citoyen-ne-s et s’opposent au pouvoir des cantons. Ils sont aussi ouverts sur les questions sociales.

Le mouvement ouvrier naissant constitue le troisième larron, souvent sous-estimé, de ce mouvement social. La société du Grütli va y jouer un rôle important. Née en 1838 à Genève, cette association patriotique d’aide aux compagnons artisans – qui perdent leurs droits politiques lorsqu’ils changent de canton – se radicalise et double ses membres dans les années 1860. En parallèle, la proportion d’ouvriers industriels explose – ils forment 30 % des membres de la société en 1873, contre 4 % dix ans plus tôt. La Fédération ouvrière suisse et des sections de la Première Internationale appuient aussi la révision de la Constitution.

Comment ces trois mouvements vont-ils converger ?

En 1865, ils mènent leur première campagne commune : une puissante mobilisation de solidarité avec le mouvement abolitionniste aux Etats-Unis. Face à eux, deux ennemis : d’un côté, les conservateurs catholiques (partisans de l’infaillibilité du pape), qui s’alignent du côté des racistes étatsuniens. De l’autre, les capitalistes du « système Escher » qui profitent économiquement de l’institution esclavagiste.

Cette campagne de solidarité renforcera le combat pour l’approfondissement des droits démocratiques et sociaux en Suisse, qui affronte les mêmes adversaires : les catholiques conservateurs s’opposent à l’émancipation des Juifs, comme à celle des Noirs aux Etats-Unis ; et les capitaines d’industrie libéraux refusent toute extension des droits démocratiques et sociaux.

Les forces progressistes seront victorieuses. Approuvée le 31 janvier 1874 par l’Assemblée fédérale, où les radicaux sont majoritaires depuis les élections de 1872, la nouvelle Constitution sera adoptée le 19 avril en votation populaire. Incapables de peser sur son contenu, les libéraux voteront finalement en faveur du texte, qu’ils considèrent comme le moindre mal après dix ans de turbulence politique.

La Constitution de 1874 laisse d’importantes zones d’ombre…

Le texte laisse trois grandes questions irrésolues : le droit de vote des femmes, pour lequel il faudra patienter près de cent ans ; la sécurité sociale – l’AVS ne verra le jour qu’en 1947 ; et l’introduction de l’élection du Conseil national à la proportionnelle, qui deviendra réalité en 1918. Ces trois questions figureront parmi les principales revendications de la Grève générale.

Autre point noir : la Constitution jette les bases du renforcement de l’armée, ce que les radicaux romands dénoncent alors comme un danger pour la démocratie. Un péril qui se confirmera, car l’institution militaire deviendra un élément clé du bloc réactionnaire et autoritaire au XXe siècle – l’occupation de Zurich par les troupes sera d’ailleurs le détonateur de la grève générale.

Le siècle suivant, les forces conservatrices feront un retour en force…

« Au XIXe siècle, nous étions une national révolutionnaire ; aujourd’hui, nous sommes l’une des plus conservatrices du monde », écrivait le professeur de droit Max Imboden dans un livre intitulé Le malaise helvétique, en 1964, alors que la guerre froide favorisait l’instauration d’un climat réactionnaire en Suisse.

Le contraste est frappant. La Suisse a été le premier pays au monde dans lequel le principe de la souveraineté populaire (masculine) s’est imposé définitivement au cours des années 1830. En revanche, notre pays a été le dernier en Europe à accorder le droit de vote aux femmes (en 1971 au niveau fédéral).

Autre exemple. En 1874, notre pays a réussi à accorder les droits démocratiques à des personnes qui n’étaient pas citoyennes de leur commune ou leur canton. Mais aujourd’hui, il continue à refuser le statut de citoyen-ne à un quart de sa population résidente de nationalité étrangère.

Mon dernier ouvrage tente d’éclairer les racines de ces paradoxes.

Quelles sont ces racines ?

Je pense qu’elles plongent dans la double nature des landsgemeinde – et des institutions semblables. Apparues au Moyen-âge dans les cantons campagnards, ces assemblées réunissaient les citoyens aptes au service militaire afin d’élire les autorités et débattre des affaires publiques.

Ces assemblées permettaient une participation politique large aux hommes bénéficiant des droits civiques. Les landsgemeinde avaient un grand rayonnement sur les pays sujets, même ceux qui subissaient leur domination. Elles ont ainsi favorisé l’ancrage précoce de la souveraineté populaire.

Cependant, les landsgemeinde étaient loin d’être des modèles de démocratie. Les femmes, les Juifs, les personnes nouvellement établies ou d’une confession différente en étaient exclues. Dirigées par un leader charismatique, ces assemblées revêtaient un caractère quasi-religieux. Cette réalité est la conséquence d’une conception organique du souverain. Héritée du Moyen-Âge, elle perçoit la société comme un corps naturel, d’inspiration divine, dans laquelle les droits sont un privilège. On est aux antipodes de la démocratie moderne des Lumières, basée sur l’universalité des droits. Cette conception organique va inspirer les courants conservateurs et autoritaires en Suisse jusqu’à aujourd’hui. Elle sera un obstacle à l’extension du souverain.

Selon vous, l’énorme manifestation nationale pour le climat en septembre 2018, à Berne, marque la plus importante mobilisation politique depuis l’assemblée radicale-démocratique qui a réuni des milliers de personnes en faveur de la nouvelle Constitution, en 1873 à Soleure…

A partir de 1865, une synergie se crée entre trois mouvements politiques et sociaux en plein essor – démocrates, radicaux et ouvriers. Elle leur permet de remporter une victoire importante contre leurs deux adversaires : le néolibéralisme de l’époque, incarné par le système Escher, et le conservatisme (avant tout catholique) antisémite.

Depuis les années 1990, le climat politique helvétique est marqué par l’hégémonie de l’UDC, qui représente la synthèse de deux matrices idéologiques : le néolibéralisme et le national-conservatisme.

Or ces deux dernières années, de profondes mobilisations sociales ont permis de fissurer le ciment conservateur imposé par ce parti. En se renforçant mutuellement, le mouvement féministe et celui des jeunes pour le climat ont réussi à briser l’hégémonie de l’UDC – une tendance renforcée par le recul de ce parti aux élections fédérales de 2019.

Marginales à la fin du XIXe siècle, les femmes jouent désormais un rôle central au sein du mouvement progressiste.

La Constitution de 1874 marque d’importantes avancées sociales et politiques. Aujourd’hui, on en est loin…

Je pense que c’est dû au fait qu’il manque un troisième élément dans les luttes actuelles : le mouvement syndical. Jusqu’à présent, ce dernier est resté assez extérieur aux mobilisations féministes et pour le climat. Or sans mouvement ouvrier, il sera très difficile d’imposer de vraies avancées sociales et politiques.

Le principal défi pour les syndicats est aujourd’hui de réussir à s’allier à la nouvelle génération militante, dans laquelle les jeunes femmes jouent un rôle moteur. Cela implique de repenser le syndicalisme, en remettant en cause la paix du travail – une institution qui a renforcé le nationalisme et le conservatisme. L’expérience de la grève féministe du 14 juin 2019, qui a réussi à rompre cette paix du travail durant une journée, peut être un appui dans ce sens.

Quel est l’impact de la crise du coronavirus sur ce contexte ?

Jusqu’ici, la crise sanitaire a plutôt confirmé la perte d’hégémonie de l’UDC.

Loin de replacer le nationalisme au cœur du débat politique, elle a démontré l’aspect vital des secteurs de la santé, du social, de l’éducation, de l’enfance, etc. Or le développement et la revalorisation des activités de care, assumées avant tout par des femmes, se trouvent au cœur des revendications de la Grève des femmes comme du mouvement climatique. Celles-ci s’en trouvent renforcées.

Les effets de la crise économique qui s’annoncent restent une inconnue. Je pense qu’il sera important que les syndicats défendent les places de travail sans tomber dans le piège nationaliste, et en reprenant les soucis écologiques et féministes.

1)Josef Lang: Demokratie in der Schweiz. Geschichte und Gegenwart. Hier und Jetzt, 2020. Deuxième édition.

SolidaritéS Neuchâtel, le 24.08.2020