Friedrich Engels et le canton de Neuchâtel

Co-auteur du Manifeste du Parti communiste, Friedrich Engels (1820-1895) dut, à deux reprises (1848 et 1849), séjourner en Suisse, suite aux vicissitudes et finalement à l’échec de la révolution démocratique en Allemagne. « Voici donc Friedrich Engels, mince jeune homme de vingt-huit ans qui porte un fin collier de barbe, arrivé en Suisse en cette fin d’octobre 1848. Quittant rapidement Genève puis Lausanne, il s’est d’abord offert le plaisir de passer par Neuchâtel, encore principauté prussienne en droit, mais en fait déjà canton suisse par la volonté révolutionnaire de son peuple » (1). Durant ce séjour, Engels établit des contacts avec les associations d’ouvriers allemands émigrés, dont il représenta un groupe lausannois lors d’un congrès tenu à Berne, du 9 au 11 décembre 1848.

Lors de son passage à Neuchâtel, Engels rédigea pour Die Neue Rheinische Zeitung  – le journal qu’il animait avec Marx à Cologne (2) -, un article sur la nouvelle situation politique neuchâteloise. Le 1er mars 1848, quelques jours après la révolution de février en France, les républicains – descendus de La Chaux-de-Fonds – avaient renversé le régime royaliste et instauré un gouvernement provisoire, dirigé par Alexis-Marie Piaget (3). Dans cet article, Engels note en conclusion un élément, qui n’a point retenu l’attention des historiens neuchâtelois lors des diverses commémorations du 1er mars 1848 au 20e siècle. Il écrit en effet : « Je me réjouis d’ailleurs de pouvoir rapporter que, lors de la Révolution de Neuchâtel comme lors de toutes les révolutions de 1848, les ouvriers allemands ont joué un rôle décisif et très honorable. Pour la peine, ils récoltent en abondance la haine des aristocrates ». Un signe clair de l’aspect international des révolutions de 1848 à laquelle la révolution neuchâteloise, si « bourgeoise » (4) fut-elle, n’échappa point.

L’article d’Engels a été réédité dans le bulletin solidaritéS infos [Neuchâtel], n° 12 (février 1998), en prévision du 150e anniversaire de la prise d’armes républicaine du 1er mars 1848. Si le texte de cet article correspond à la traduction française du site www.marxists.org (reproduisant la version imprimée des Editions sociales), les notes infrapaginales ont été remaniées par nos soins. En effet, le compilateur (membre du Parti communiste français), ne connaissant pas l’histoire du canton, n’avait visiblement pas pris la peine de s’informer auprès de ses camarades neuchâtelois, commettant ainsi plusieurs erreurs factuelles ! (hp.renk).

1) Maurice Pianzola, « Friedrich Engels et la naissance de la Suisse moderne », Cahiers internationaux : revue internationale du monde du travail, n° 75 (avril 1956), pp. 67.80 : 

https://solidarites.ch/archives/ne/tribune/586-friedrich-engels-et-la-naissance-de-la-suisse-moderne.html

2) Friedrich Engels, « L’ex-principauté », Die Neue Rheinische Zeitung, n° 140 (11 novembre 1848) : https://www.marxists.org/francais/engels/works/1848/11/fe18481111.htm

3) Premier mars / [récit de Gil Baillod ; illustration de Frascotti]. Neuchâtel, Edition du 150e et des auteurs, 1998.

4) André Corswant, « Quelques traits de la Révolution neuchâteloise du 1er mars 1848 », Socialisme : revue mensuelle du Parti suisse du Travail, n° 23 (mars 1947), pp. 13-23 ; [Série d’articles sur le centenaire du 1er mars 1848], La Sentinelle, 59e année, no 49, samedi 28 février 1948, pp. 1-9. Ce n° contient notamment un article d’Emile Giroud (dirigeant de la Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l’horlogerie) sur les premières organisations ouvrières du 19e siècle dans le canton de Neuchâtel.

Friedrich Engels, jeune (portrait de 1840)

L’ex-principauté

République de Neuchâtel, 17 novembre

Cela vous intéressera d’entendre parler une fois d’un petit pays qui a bénéficié jusqu’à une date récente des bénédictions de la domination prussienne, mais qui fut le premier de toutes les provinces assujetties à la couronne de Prusse à planter le drapeau de la révolution et à chasser le paternel gouvernement prussien. Je parle de ce qui fut la « principauté de Neuenbourg et Vallendis » où M. Pfuel (1), l’actuel président du Conseil, fit, comme gouverneur, ses premières études administratives et fut démis par le peuple en mai de cette année (2), avant de s’être conquis des lauriers en Posnanie et de pouvoir récolter à Berlin des votes de défiance comme premier ministre. Le petit pays a pris maintenant un nom plus fier : « République et canton de Neuchâtel », et le temps n’est sans doute plus loin où à Berlin le dernier garde neuchâtelois (3) brossera son uniforme vert. Il me faut avouer que je ressens une satisfaction pleine d’humour de pouvoir fouler un sol encore prussien de jure, sans être soumis à aucune tracasserie, et ce, cinq semaines après ma fuite devant la Sainte-Hermandad (4).

La République et le canton de Neuchâtel se trouvent d’ailleurs visiblement en bien meilleure posture qu’autrefois la principauté de Neuenbourg et Vallendis ; car, lors des dernières élections au Conseil national suisse, les candidats républicains ont obtenu plus de 6.000 voix, tandis que les candidats des royalistes, des Bédouins * comme on les appelle ici, en comptent à peine 900. Au Grand Conseil également il n’y a presque que des républicains et seul un petit hameau montagnard, Les Ponts, dominé par des aristocrates, a envoyé à Neuchâtel pour le représenter Calame (5), l’ex-conseiller d’Etat royal, prussien, princier, neuchâtelois. Il y a quelques jours il a dû prêter serment de fidélité à la République. A La Chaux-de-Fonds, la cité la plus grande, la plus industrielle, la plus républicaine du canton le vieux et royal Constitutionnel neuchâtelois a été remplacé par un Républicain neuchâtelois (6) qui est certes écrit dans le mauvais français du Jura suisse, mais qui par ailleurs n’est pas du tout mal rédigé.

L’industrie horlogère du Jura et la manufacture de dentelles du Val de Travers, les principales ressources du pays, commencent aussi à se mieux porter et les Montagnards retrouvent peu à peu leur ancienne gaieté, malgré le pied de neige qui recouvre déjà le sol. Pendant ce temps, les Bédouins errent bien tristement, arborant sans profit les couleurs prussiennes sur leurs culottes, leurs blouses, leurs casquettes et soupirent en vain après le retour de Son Excellence Pfuel et des décrets qui débutaient par : « Nous. Frédéric-Guillaume, par la grâce de Dieu ». Les casquettes prussiennes, casquettes noires à bord blanc, tout là-haut dans le Jura, à 3.500 pieds au-dessus du niveau de la mer, sont tout aussi tristes et accueillies par le même sourire ambigu que chez nous sur les bords du Rhin ; – si l’on ne voyait pas les drapeaux suisses et les grandes affiches « République et canton de Neuchâtel », on pourrait se croire chez soi. Je me réjouis d’ailleurs de pouvoir rapporter que, lors de la Révolution de Neuchâtel comme lors de toutes les révolutions de 1848, les ouvriers allemands ont joué un rôle décisif et très honorable. Pour la peine, ils récoltent en abondance la haine des aristocrates.

Friedrich Engels

1) Adolf Heinrich Ernst von Pfuel (1779-1866) : comme gouverneur de Neuchâtel, il avait réprimé l’insurrection républicaine de décembre 1831

2) Date erronée : il s’agit du 1er mars 1848…

3) Lors du retour de Neuchâtel au statut de principauté prussienne en 1815, le roi Frédéric-Guillaume III créa un bataillon de tirailleurs neuchâtelois.

4) Sainte-Hermandad : fédération de villes espagnoles fondée à la fin du XVe siècle, dotée d’une police.

5) Henri-Florian Calame (1807-1863) : maire des Brenets, puis conseiller d’Etat de 1837 à 1848. Député au Grand Conseil de 1848 à 1863.

6) Le Républicain neuchâtelois parut de mars 1848 à octobre 1849 à La Chaux-de-Fonds et de novembre 1849 à 1856 à Neuchâtel.

* Le sobriquet « Bédouins », attribué aux royalistes neuchâtelois, est une déformation (en patois) du mot « baudet ». Il remonte à un incident comique survenu au camp royaliste de Valangin (septembre 1831), formé en réponse à la première insurrection républicaine de septembre 1831.

Un laitier descendait de La Chaux-de-Fonds avec un âne portant deux boilles de lait. Arrivé durant la nuit près du camp royaliste, il entendit une sentinelle crier : « Qui va là ? ». Et, comme l’âne n’avait pas répondu à la sommation, la sentinelle ouvrit le feu, ce qui coûta la vie au malheureux animal.

Confus de cette méprise, le commandement du camp indemnisa le laitier, en échange de sa discrétion. Mais la nouvelle de cet incident finit par être connue, ce qui valut ce surnom – peu flatteur – aux royalistes…