Lettre ouverte à Pages de Gauche

En défense de Jeremy Corbyn

L’article de Léo Tinguely, dans Pages de Gauche n° 187 (printemps 2023), reprend, lorsqu’il parle de l’ancien dirigeant travailliste Jeremy Corbyn, les thèmes d’une campagne menée depuis des années par des milieux qui ne sont pas particulièrement de nos ami·e·s.

Dans une réponse à mon récent courriel adressé à votre revue, un des membres de votre rédaction m’écrivait ce qui suit : « Le numéro n’était pas dédié à la gauche britannique, mais bel et bien à l’antisémitisme au sein de la gauche. Il aurait été d’après nous totalement hors sujet de revenir sur l’instrumentalisation (dont nous reconnaissons qu’elle a pu exister) par la droite du Labour de la question. (…) Car, et c’était là le point de l’article, qu’il y eut instrumentalisation ou non, Corbyn s’est montré globalement insensible à la question de l’antisémitisme et ne s’est jamais remis en question de façon convaincante. Nous sommes d’ailleurs convaincus que l’échec du corbynisme s’explique en partie par son incapacité à lutter efficacement contre l’antisémitisme ».

Permettez-moi de manifester mon désaccord avec ce point de vue, qui tranche avec l’accueil de votre revue à l’élection de Jeremy Corbyn, en 2015, à la tête du Labour Party, dans l’article de Mathieu Gasparini, « Grande-Bretagne : le vrai Labour a gagné » (Pages de Gauche n° 148, octobre 2015).

Quelques extraits : « Jeremy Corbyn a donc remporté la primaire du Labour en Angleterre. Opposé à des candidat.e.s au profil très centriste, Corbyn (…) ne s’est pas positionné selon les sondages, mais il a simplement défendu une politique de gauche : redistribution des richesses et augmentation des investissements dans les écoles, les transports, la santé et le logement. (…) Cet été 2015 restera dans les mémoires comme un moment très particulier, un moment où s’est passé quelque chose d’inexplicable et d’inattendu qui a transformé en trois mois un parti plus que centenaire. C’est bien évidemment une excellente nouvelle pour le Labour, l’Angleterre et la gauche européenne. Mais que représente Jeremy Corbyn ? Il représente certainement le ‘Proper Labour’, loin des focus group, spin doctors et autres accointances avec l’establishment. C’est pourquoi,à peine élu, une partie des député·e·s travaillistes tendance New Labour, ainsi que Tony Blair lui-même, ont commencé à déstabiliser Jeremy Corbyn et sa nouvelle équipe ».

Par contre, il n’était pas prévu que, huit ans plus tard, Pages de Gauche se joigne à la curée : dans la réponse à mon courriel s’étonnant d’un tel virage sur l’aile par rapport à 2015, l’article de Léo Tinguely est assumé et approuvé par toute votre rédaction. Dont acte.

Je renvoie donc la rédaction in corpore de Pages de Gauche à l’ouvrage de Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie (Lausanne, Page 2 ; Paris, Syllepse, 2021) à propos des péripéties vécues par le Labour Party durant la dernière décennie.

Après l’élection de Jeremy Corbyn : « le parti est traversé depuis lors par la violence des affrontements entre l’appareil travailliste et ses élites qui n’ont pas accepté l’orientation de la gauche travailliste organisée au sein d’un groupe parallèle ‘momentum’. Corbyn, soutenu à peine par une douzaine de députés, était totalement isolé à la tête du parti. L’offensive anti-Corbyn a d’abord consisté à vouloir le pousser à la démission » (p. 152).

Corbyn ayant été réélu en 2016, les attaques ont redoublé : « Une vaste campagne de stigmatisation de Jeremy Corbyn imprégna l’espace médiatique, rendant inaudible son projet, ses priorités et son programme. L’implication de Jeremy Corbyn dans les mobilisations contre la colonisation israélienne de la Palestine et dans la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) déclencha une campagne hystérique à son encontre. Il fut traité, dès 2015, d’antisémite et les militants qui l’appuyaient de ‘sections d’assaut nazies’. Jamais une campagne de disqualification d’un leader de l’opposition n’avait été poussée aussi loin » (p. 153).


Steve Bell, after Cariavaggio, cartoon in the Guardian, 29 October 2020

La première ministre Theresa May déclarait au congrès du Parti conservateur en septembre 2017 : « Nous pensions au fil des ans avoir imposé un certain nombre d’évidences : économie de la libre concurrence, importance de la prudence fiscale, création de richesse. Nous pensions qu’il y avait un consensus politique. Jeremy Corbyn a changé cela ». Par conséquent, il fallait se débarrasser de ce dernier par tous les moyens. Ceux-ci ont été utilisés.

La possibilité (mais qui n’était pas assurée, ce qui fut finalement le cas, suite à l’échec travailliste aux élections de 2019) d’une arrivée de Jeremy Corbyn à la tête d’un gouvernement de gauche a terrorisé la classe dirigeante britannique (conservateurs et BLAIReaux réunis), une épouvante relayée par le groupe de presse dirigé par Robert Murdoch (dont l’hostilité à la gauche et au syndicalisme est notoire). De plus, il est aujourd’hui prouvé que, vu les positions de Jeremy Corbyn sur la Palestine, l’ambassade d’Israël en Grande-Bretagne et les groupes de pression qu’elle influence ont participé activement au dénigrement du dirigeant travailliste.

Après l’échec travailliste aux élections de 2019 – dû non à l’antisémitisme supposé du parti, mais au contexte politique créé par le succès du référendum sur le Brexit (sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne) : celle-ci s’est traduite par la victoire du parti conservateur dans les circonscriptions situées dans les vieilles régions ouvrières des Midlands et du Nord (base traditionnelle du Labour Party) -, Jeremy Corbyn fut remplacé à la tête du parti en octobre 2020.

Anobli par la défunte reine d’Angleterre Elisabeth II, le nouveau titulaire, Sir Keir Starmer, a commencé par avancer masqué en proclamant ne pas vouloir changer fondamentalement les orientations élaborées sous le mandat de son prédécesseur. Mais la réalité fut autre : « (…) l’offensive de la droite travailliste reprit de plus belle. Elle prit la forme d’une chasse aux sorcières au nom de la ‘lutte contre l’antisémitisme’. Après avoir assimilé antisionisme et défense des droits des Palestiniens à l’antisémitisme, la droite travailliste a présenté comme accablantes les conclusions de la Commission pour l’égalité et les droits humains (EHRC) qui dénonçait l’existence ‘d’une culture au sein du parti qui, au mieux, ne faisait pas assez pour prévenir l’antisémitisme’ et pointait ‘les manquements de la direction’, sans pourtant avoir désigné Jeremy Corbyn, diffamé depuis tant d’années comme antisémite. Suite à la déclaration de Corbyn qui condamnait une nouvelle fois avec force l’antisémitisme, mais n’acceptait pas toutes les conclusions du rapport, il fut dans un premier temps suspendu du parti pour être réintégré quelques jours plus tard » (p. 157). Résultat des courses : « Keir Starmer avait été élu pour réconcilier un parti divisé. Sa dérive droitière écoeure ses militants et s’aliène les syndicats. Il bénéficie cependant de la faveur des médias, les mêmes qui n’avaient cessé de diaboliser et calomnier Corbyn. La grâce retrouvée des cercles de pouvoir suffira-t-elle à hisser le Labour au gouvernement ? » (pp. 157-158).

Sir Keir Starmer est prêt à tout pour « normaliser » le Labour Party. Un seul exemple: « Labour’s governing body has voted to block Jeremy Corbyn from standing as a Labour candidate at the next elecion. The National Executive Committee (NEC) voted 22 to 12 to approve a motion from Sir Keir Starmer *[je le souligne] to prevent Labour endorsing Mr Corbyn. There is no right of appeal[je le souligne] **.  (…) The former Labour leader called it a ‘shameful attack on party democracy’. In a statement, he said the decision to block him showed ‘contempt’ for the voters who had supported the party at the 2017 and 2019 elections. And in a hint he could run as an independent candidate in the constituency he has represented since 1983, he said ‘no intention’ to stop fighting for a fairer society on behalf of the people of Islington North » (BBC News, 28 March 2023).

Aurons-nous droit dans le prochain n° de Pages de Gauche ou, plus rapidement, sur votre site Internet (vu l’actuelle périodicité trimestrielle de votre revue imprimée) à un article approuvant la motion de Sir Keir Starmer ?

Pour conclure, j’ignore les sources à partir desquelles Léo Tinguely a rédigé son article. Mais il est utile pour votre information que vous connaissiez les miennes. Par le présent courriel, voici donc en annexe les références d’articles rédigés par Thierry Labica (maître de conférences au Département d’études anglophones de l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et militant du Nouveau Parti Anticapitaliste), ainsi que par Tariq Ali (membre du comité de rédaction de la New Left Review), Jonathan Cook (journaliste britannique, vivant à Nazareth depuis 2001) – à propos de l’implication de l’Etat d’Israël dans la campagne contre Jeremy Corbyn -, et Moshé Machover (fondateur, en 1962, de l’Organisation socialiste israélienne Matzpen, vivant en Grande-Bretagne depuis 1968 et par deux fois expulsé du Labour Party par les BLAIReaux de service : une première fois en 2017, réintégré ensuite après la dénonciation de cette mesure, puis à nouveau expulsé en 2020 sous des prétextes fallacieux).

De plus, comme la question Israël-Palestine est à la base des attaques contre Jeremy Corbyn, voici aussi le manifeste du Matzpen (18 mai 1967), ainsi que les biographies de deux militants (Jakob Moneta et Tony Cliff) ayant vécu en Palestine avant et/ou pendant la 2e guerre mondiale. Sans oublier un article (très critique) sur la collusion entre le sionisme et des gouvernements antisémites, rédigé en 1938 par un militant du parti socialiste juif polonais, le Bund.

Hans-Peter Renk

* Le journaliste de la BBC nomme l’actuel dirigeant du Labour Party avec son titre de noblesse. Je ne fais donc que suivre cette manière de faire, purement protocolaire.

** La caricature du Guardian (parue en octobre 2020), reproduite dans mon texte, s’avère donc tristement prémonitoire.

Annexes :

Thierry Labica :

– Jeremy Corbyn, le contretemps. Sur la crise du parti travailliste britannique en 2016 (12.10.2016) : Jeremy Corbyn, le contretemps. Sur la crise du parti travailliste britannique en 2016 – CONTRETEMPS

– Référendum en Grande-Bretagne sur l’UE : le groupe parlementaire travailliste ou un certain goût du désastre (15.11.2016) : Référendum en Grande-Bretagne sur l’UE : le groupe parlementaire travailliste, ou un certain goût du désastre – CONTRETEMPS

– Détruire l’ennemi (I) : les conservateurs et les forces médiatiques (20.12.2016) : Détruire l’ennemi (I) : les conservateurs et les forces médiatiques – CONTRETEMPS

– Détruire l’ennemi (II): travaillisme officiel, putsch raté et fièvre (31.1.2017) : Détruire l’ennemi (II) : travaillisme officiel, putsch raté et fièvre politicidaire – CONTRETEMPS

– Détruire l’ennemi (III) : les âmes perdues du travaillisme : la base du parti (22.3.2017) : Détruire l’ennemi (III) : Les âmes perdues du travaillisme : la base du parti – CONTRETEMPS

– Grande-Bretagne : quand les dirigeants du Labour jouaient la carte xénophobe (8.2.2019) : Grande-Bretagne : quand les dirigeants du Labour jouaient la carte xénophobe – CONTRETEMPS

– Le congrès travailliste face aux pièges du Brexit (9.10.2019) : Le congrès travailliste face aux pièges du Brexit – CONTRETEMPS

– Et maintenant la Réaction. Jeremy Corbyn, une défense (3.1.2020) : Et maintenant, la Réaction. Jeremy Corbyn, une défense – CONTRETEMPS

– Après Corbyn: la gauche du Labour et la quatrième tranchée (6.5.2020) : Après Corbyn : la gauche du Labour et la quatrième tranchée – CONTRETEMPS

– Tout doit disparaître (même le libéralisme politique). Sur la suspension de Jeremy Corbyn par le Labour (21.11.2020) : Tout doit disparaître (même le libéralisme politique). Sur la suspension de J. Corbyn par le Labour – CONTRETEMPS

– L’expulsion de Ken Loach du Labour et l’offensive contre la gauche socialiste (23.10.2021) : L’exclusion de Ken Loach du Labour et l’offensive contre la gauche socialiste – CONTRETEMPS

– Les accusations d’antisémitisme contre Jeremy Corbyn n’ont aucun fondement (10.6.2022) : Les accusations d’antisémitisme contre Jeremy Corbyn n’ont aucun fondement – CONTRETEMPS

– Dans la longue nuit politique britannique (12.10.2022) : Dans la longue nuit politique britannique – CONTRETEMPS

– De Truss à Sunak, un Royaume-Uni à la dérive (17.11.2022) : De Truss à Sunak, un Royaume-Uni à la dérive – CONTRETEMPS

– Royaume-Uni: une vague inédite de mobilisations sociales, un parti travailliste toujours plus à droite (6.4.2023) : Royaume-Uni : une vague inédite de mobilisations sociales, un parti travailliste toujours plus à droite – CONTRETEMPS

Jonathan Cook:

– Israël se cache-t-il derrière les attaques contre Jeremy Corbyn ?, Middle East Eye, édition française (30 août 2018) : Israël se cache-t-il derrière les attaques contre Jeremy Corbyn ? | Middle East Eye édition française

Tariq Ali:

– Starmer s’en va-t-en guerre (pour purger le Labour du corbynisme) (21.1.2021) : Starmer s’en va-t-en guerre (pour purger le Labour du corbynisme) – CONTRETEMPS

Moshé Machover :

– Rompre le consensus. Impérialisme, démocratie, sionisme et le Parti travailliste (9.1.2018) : Rompre le consensus. Impérialisme, démocratie, sionisme et le Parti travailliste – CONTRETEMPS

Le manifeste de l’Organisation socialiste israélienne Matzpen (18 mai 1967) : Manifeste Matzpen (marxists.org)

Hommage à Jakob Moneta (militant de la IVe Internationale, émigré en Palestine dans les années 1930, rentré en Allemagne après la 2e guerre mondiale): Hommage à Jakob Moneta (1914 – 2012) – CONTRETEMPS

Souvenirs de Jakob Moneta: « La vie contre la violence » – De l’Allemagne nazie à la Palestine, de l’Algérie (…) – Secularism is a Women’s Issue (siawi.org)

Autobiographie de Tony Cliff (fondateur du Socialist Workers Party, Grande-Bretagne),né en Palestine, émigré en Grande-Bretagne: T. Cliff : Un monde à gagner (1) (marxists.org)

Henryk Ehrlich (militant du Bund, parti socialiste juif polonais) :

– Le sionisme est-il un mouvement libérateur démocratique ?: la réponse du bundiste Henryk Ehrlich à Simon Doubnov (1938) : Henryk Erlich – Cahiers du mouvement ouvrier