Pour une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire

Dans son ouvrage La révolution féministe, Aurore Koechlin revient sur les débats contemporains qui traversent les féminismes, et pose les principes d’une stratégie féministe, pour un féminisme révolutionnaire. Nous publions ici un extrait du chapitre consacré à ces enjeux stratégiques.

Il s’agit de commencer à élaborer une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire, entreprise ardue car elle implique de se situer en opposition aux deux grandes stratégies majoritaires contemporaines, d’une part, et, d’autre part, à une certaine vision marxiste qui considère le féminisme comme un combat contre une oppression « secondaire », créée par le capitalisme pour diviser la classe des travailleurs (le terme n’est pas féminisé à dessein). Ma volonté d’articuler le féminisme au marxisme ne vient pas de l’idée d’une subordination du premier au second, mais bien de l’idée que seule une démarche matérialiste parviendra à surmonter les contradictions de la stratégie intersectionnelle. […]

Par ailleurs, il serait préjudiciable de se priver des réflexions stratégiques si riches des 19e et 20e siècles, de même que des expériences politiques qui y ont été faites : c’est l’héritage du mouvement ouvrier, cela doit être celui du mouvement féministe également. Enfin, la libération des femmes et des minorités de genre ne peut se faire qu’avec la libération de tou·te·s les exploité·e·s. Et les travailleurs·euses sont aussi des femmes et minorités de genre.

Système de domination

À l’opposé de la vision intersectionnelle, qui divise la société en une multitude de systèmes de domination parallèles et définissant des positions symétriques et essentialisées dominant·e·s/dominé·e·s, on doit défendre l’idée d’un système intégré et combiné des différents rapports de domination ancrés dans l’histoire et les sociétés considérées (classe, race, genre), produits et reproduits par des structures économiques, sociales et politiques (État, justice, police). Ce système intégré a pour base matérielle un mode de production et un mode de reproduction qui sont corrélés.

Dès lors, pour s’attaquer à ce système, il faut remonter à sa base matérielle, donc économique, et postuler la centralité stratégique du travail productif et reproductif. Ce qui ne veut pas dire que d’autres domaines (comme l’idéologie) ne sont pas des lieux d’affrontement centraux ; cela veut dire que le sujet révolutionnaire n’est pas la classe ouvrière présentée comme un ensemble d’hommes blancs prolétaires de la grande industrie. Car la classe est tout autant le genre que la race : elle est composée majoritairement et organiquement de femmes, de minorités de genre, de personnes queer, de personnes racisées, immigrées, migrantes. Ce sont tout autant elles et eux le sujet révolutionnaire.

Quelles sont nos tâches ?

Qu’est-ce que cela implique quant à nos tâches ? Qu’il n’est pas possible de s’implanter seulement dans les lieux de la production, pour y développer une conscience de classe, une lutte des classes, etc. On doit aussi être capable de développer des luttes, des consciences et des mots d’ordre féministes et antiracistes, en montrant que loin de s’opposer aux questions de classe, ils leur sont intimement liés. Nous devons être en capacité de développer des revendications spécifiques sur le travail reproductif. Cela implique, entre autres choses, de dépasser les positionnements théoriques sur ces questions pour repartir des conditions d’existence réelles des personnes concernées, notamment des femmes au foyer ou travailleurs·euses du sexe.

Nous devons également développer des moyens de lutte spécifiques autour du travail reproductif, comme la grève du travail reproductif. Celui-ci est, on l’a vu, un secteur central du maintien du système capitaliste : il doit donc aussi occuper une place centrale dans notre stratégie. Comme toute grève classique, la grève du travail reproductif permet de dégager du temps pour la politique, de paralyser la reproduction et de commencer à poser la question d’une autre gestion de la reproduction (notamment via la socialisation de cette dernière).

Une majorité d’exploité·e·s

Nous devons lutter contre la tendance contemporaine à l’éclatement des luttes et des mots d’ordre politiques pour réaffirmer sans cesse le lien organique entre classe, genre et race. Nous combattons tou·te·s le même système qui s’appuie sur ces différents rapports de domination pour se perpétuer. Nous ne sommes pas des « allié·e·s » aux « privilèges » différents, nous sommes une majorité d’exploité·e·s et d’opprimé·e·s face à une minorité qui détient le pouvoir économique et politique, et qui fait usage de l’État pour perpétuer sa domination. Bien que nos intérêts matériels immédiats divergent parfois, notre tâche doit être de les dépasser parce que nos intérêts matériels et politiques globaux sont largement convergents.

Dès lors, même si à l’heure actuelle, les mouvements de lutte contre les oppressions (féministe, LGBTI+, anti-raciste, anti-impérialiste, contre les oppressions nationales, etc.) sont autonomes vis-à-vis des luttes du travail, nous devons œuvrer à leur réunification. Cela passe par une action sur deux terrains : militer au sein du mouvement autonome sur les oppressions pour y défendre une politique marxiste et révolutionnaire, et militer au sein des luttes ouvrières pour y développer une politique relative aux oppressions. Et sur chacun de ces deux terrains, porter le mot d’ordre fondamental de la convergence des luttes. La convergence des luttes, ce n’est pas la convergence d’un mouvement vers l’autre ; c’est la convergence de ces deux mouvements ensemble, vers un même but, le renversement du système. […]

Féminisme et antiracisme

À présent, il me semble important de souligner le lien entre féminisme et antiracisme, car pour les raisons historiques que j’ai exposées, ces deux luttes tendent à devenir dans l’imaginaire militant et social de plus en plus antinomiques. En effet, entre un certain féminisme qui cible ou est poussé à cibler essentiellement une catégorie spécifique de la population comme antiféministe et sexiste, en particulier les hommes des classes populaires et/ou racisés, et un certain antiracisme politique qui considère de plus en plus le féminisme et les féministes comme son ennemi (les positions ne sont bien sûr pas équivalentes), la rupture est en partie consommée. […] Or, puisque je fais une analyse unitaire du système des dominations, j’estime que ces mouvements doivent s’allier, mais c’est surtout, à mes yeux, une question de survie.

À quel point le féminisme est-il entaché par le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme ? Quelle responsabilité portent la théorie et le mouvement féministe dans l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ? Il est tout d’abord évident que le féminisme français n’a pas suffisamment pensé la question antiraciste. […] Toute analyse des dominations qui n’est pas unitaire risque de sous-estimer ou de méconnaître une domination au profit d’une autre. Néanmoins, bien que cette première réponse contienne une part de vérité, elle a le défaut de traiter le féminisme français comme un ensemble homogène. Or, je l’ai dit, celui-ci est traversé par différentes stratégies qui définissent différents féminismes, incommensurables les uns aux autres. Actuellement, c’est non pas le féminisme dans son entier qu’il faut dénoncer, mais une stratégie précise, le fémonationalisme. […]

Une question demeure : pourquoi le féminisme ? Pourquoi le gouvernement a-t-il utilisé cette rhétorique précise pour justifier sa politique ? Une première raison est que cela permettait de désactiver le potentiel révolutionnaire du féminisme. Cela s’appelle la cooptation, qui n’est malheureusement pas un phénomène nouveau – le mouvement ouvrier le connaît bien. […] Une deuxième raison est de nature économique. Cette rhétorique permet, comme on l’a vu, de renforcer l’assignation et l’exploitation des femmes racisées dans le travail reproductif.

Pour résumer, ce qui se joue dans la montée du fémonationalisme, c’est une alliance entre une partie du féminisme et le gouvernement sur l’utilisation du féminisme à des fins racistes, impérialistes et islamophobes. Cela ne doit pas discréditer le féminisme en soi, mais une stratégie féministe en particulier.


Article paru initialement sur le site de Contretemps ↗. Adapté par notre rédaction.

la révolution féministe couvertureLa quatrième vague du féminisme a commencé : venue d’Amérique latine, portée par les combats contre les féminicides et pour la liberté des femmes à disposer de leur corps, amplifiée par le moment #MeToo, elle constitue aussi – surtout – un mouvement qui s’attaque à l’inégalité des rapports de production et de reproduction sous le capitalisme. Qui dépasse, sans les exclure, les revendications juridiques ou paritaires et repense l’ensemble de l’organisation sociale à partir des oppressions subies par les femmes et les minorités de genre.

Le féminisme est révolutionnaire ou il n’est pas : voilà la thèse soutenue par Aurore Koechlin. Cette militante féministe et doctorante en sociologie travaille sur la gynécologie médicale en France. Dans cet ouvrage, elle se propose d’abord de guider ses lectrices et lecteurs à travers l’histoire trop méconnue des différentes vagues féministes. Du MLF à l’intersectionnalité, de l’émergence d’un « féminisme d’État » au féminisme de la reproduction sociale, ce petit livre tire le bilan politique et intellectuel d’une quarantaine d’années de combats, repère leurs impasses, souligne leurs forces, pour contribuer aux luttes actuelles et à venir.

Adapté de la présentation des éditeurs.
Aurore Koechlin, La Révolution féministe, éditions Amsterdam, 2019