Pandémie, capitalisme et climat

Nous retranscrivons ici les grande lignes d’une visioconférence de Daniel Tanuro ↗, ingénieur agronome, auteur de L’impossible capitalisme vert ↗ et membre de la Gauche anticapitaliste belge. Pour lui, la pandémie du Covid-19 est un événement historique majeur : il y aura un avant et un après à l’échelle mondiale.

Traffic aérien en Europe, comparaison mars et avril 2020
Le traffic aérien sur l’Europe le 7 mars et le 7 avril 2020.

Ce qui donne à cet événement une portée historique, ce n’est pas tant le nombre de mort·e·s, même s’il est important. Il s’agit surtout du fait que la machine capitaliste à profits est quasiment arrêtée à l’échelle mondiale. Cette crise très profonde intervient de plus dans un contexte particulier durant laquelle le capitalisme a commencé une récession en 2019 déjà. La pandémie amplifie cette récession de façon absolument extraordinaire. Un point important est que la situation actuelle déplace le focus médiatique et politique: en temps normal, on nous parle de l’abstraction de la non-vie, et désormais, on nous parle de la vie et de la mort, c’est-à-dire du vivant. Il y a là un changement très important au niveau de l’ambiance idéologique générale.

Une épidémie de l’anthropocène

Cette épidémie ne constitue pas une régression vers des crises sanitaires des temps anciens; les viroses comme le SARS-CoV-2 ont pour particularité de naître dans des environnements naturels détraqués, agressés, ou dans des élevages industriels. Ce sont ce qu’on appelle des zoonoses : le virus qui vit chez des animaux saute la barrière des espèces et contamine notre espèce homo sapiens. L’origine de cette pandémie est donc nouvelle, de même que son mode de diffusion, très rapide et très rapidement mondial. La pandémie se diffuse grâce aux moyens de communication modernes, d’autant plus vite que l’humanité est regroupée dans des énormes mégapoles comme Wuhan en Chine.

Ces deux facteurs soulignent le fait que nous ne faisons pas face à une maladie archaïque, moyenâgeuse, mais qu’il s’agit au contraire d’une épidémie moderne, une épidémie de l’anthropocène.

Une crise globale

La crise du Covid-19 n’est pas uniquement une crise sanitaire. Elle fait partie en fait d’une crise écologique et sociale beaucoup plus vaste.

Depuis le début des années 2000, des scientifiques se sont mis à étudier ce qu’on appelle la grande accélération et le changement global. Ils ont identifié les paramètres de la soutenabilité de l’existence humaine sur cette terre : 

  • le changement climatique ; 
  • le déclin de la biodiversité ; 
  • les ressources en eau douce ; 
  • la pollution chimique ; 
  • la pollution atmosphérique aux particules fines ;  
  • l’état de la couche d’ozone ; 
  • l’état des cycles de l’azote et du phosphore ; 
  • l’acidification des océans ; 
  • l’occupation des sols ; 
  • la couche d’ozone. 

En conclusion de leur rapport, qu’ils ont remis en 2015, ces scientifiques ont estimé que le seuil de soutenabilité était franchi pour quatre de ces paramètres : le climat, la biodiversité, l’azote et le sol. La pandémie nous signale que ce quatuor est rejoint par un cinquième : le risque épidémique.

Une catastrophe prévisible

Cette pandémie ne tombe pas du ciel. Les scientifiques nous ont prévenu des risques d’une épidémie de ce type-là. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) elle-même, pas plus tard qu’en 2018, estimait probable de voir apparaître un pathogène inconnu, capable de provoquer une épidémie aux conséquences très graves, une perturbation complète de la société à l’échelle mondiale. L’institution jugeait probable que ce nouvel agent pathogène soit de nouveau du type coronavirus. 

Nous sommes dans un scénario connu, comme celui du changement climatique, pour lequel il y a plus de 50 ans que les scientifiques tirent la sonnette d’alarme. Là aussi, les gouvernements n’en tiennent pas compte. 

Le comble de l’aveuglement des décideurs·euses politiques est qu’en 2002, des chercheurs·euses belges et français·e·s sont arrivés à la conclusion que les coronavirus sont une catégorie de virus très stables et qu’il serait donc possible de trouver un traitement valable non seulement pour le SRAS-1, mais aussi pour ses répliques à venir. Ils estimaient le coût de ces recherches à 200 ou 300 millions d’euros. Il leur fallait des subsides publics qu’ils n’ont pas obtenus, les gouvernements ayant considéré que la recherche sur les médicaments appartenait à l’industrie pharmaceutique, alors que celle-ci ne fait pas de recherche pour le bien de l’humanité ou la santé publique, mais pour le profit. Mais l’épidémie de SRAS était passée, il n’y avait donc plus de marché, plus de clients, donc on n’a pas fait de recherche.

Cette surdité est premièrement dûe au fait que les décideurs·euses politiques sont complètement subordonné·e·s au diktat des impératifs du profit à court terme et, deuxièmement, qu’ils sont à ce point intoxiqué·e·s par l’idéologie du capitalisme qu’ils considèrent que les lois du marché sont plus fortes que les lois de la biologie ou de la physique. Ils considèrent que les lois de leur système économique sont des lois naturelles supérieures et que le marché va régler tous les problèmes. Or, on constate plus que jamais que le marché ne règle pas tout.

Gérer, surveiller et punir

Sous toute les latitudes raisonne le même refrain : nous devons nous unir derrière nos dirigeant·e·s pour combattre le virus. Bien évidemment, il faut respecter les consignes de sécurité. Mais cela ne signifie pas qu’il faut se soumettre à la logique politique derrière ces consignes. Il s’agit d’une logique de classe. La première priorité pour les dirigeant·e·s, c’est de réduire au minimum l’impact de la pandémie sur le secteur productif. C’est la raison pour laquelle on envoie les ouvriers·ères au travail dans des secteurs qui ne sont pas essentiels. La deuxième priorité, pour la classe dirigeante, est d’éviter une remise en cause des politiques antisociales menées jusqu’alors, surtout dans le secteur des soins et ce qu’on appelle la sphère de la reproduction sociale. D’où la surcharge de travail de tous les personnels dans ces secteurs. Évidemment, la condition pour que cette équation puisse s’équilibrer est de mettre le couvercle sur toutes les activités de la sphère de la reproduction sociale, culturelle ou personnelle qui ne relèvent pas de ces catégories-là, d’où le lock down et le confinement. La restriction des droits et des libertés publiques ainsi que le renforcement de la surveillance des personnes joue également un rôle central.

Il y a aussi une préoccupation politique, à savoir que presque tous les gouvernements sont confrontés à une terrible crise de légitimité. Les gens n’y croient plus et veulent du changement. Dans ce cadre, la pandémie leur offre une possibilité de se présenter comme des chef·fe·s de guerre. On est en plein dans la logique décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Il s’agit d’un avertissement sérieux car la pandémie est grave, mais qui n’est rien en comparaison avec l’impact du changement climatique, si nous basculons vers un cataclysme climatique avec une montée du niveau des océans de 2 ou 3 mètres. Mais la gestion de la pandémie nous donne une image de ce que serait la gestion capitaliste d’une situation de ce genre. Ils s’accorderont des pouvoirs spéciaux au nom de la lutte contre le fléau, redonneront la priorité aux mêmes genres de moyens, à la production, mettant sous le boisseau les libertés, la vie sociale, la vie culturelle.

Faire payer la crise

Pour la classe capitaliste, l’objectif stratégique est de relancer la machine productive, qui est pour l’instant complètement en panne du fait de la pandémie. Cette situation va déboucher sur une crise économique d’une très grande ampleur, pire que la crise financière de 2007–2008. Des remises en cause profondes de certains dogmes néolibéraux seront nécessaires. Mais cela ne signifie pas qu’il y aura une rupture avec le néolibéralisme et, a fortiori, avec le capitalisme. Au contraire, une offensive de très grande ampleur se prépare, et les classes populaires doivent se préparer à riposter.

Il y a un fort danger concernant l’impact écologique de à la relance de la production. Le discours qu’on va nous tenir sera celui de donner la priorité à l’économie en prenant le prétexte de l’emploi : pour relancer l’activité, il faudra donner du mou aux objectifs climatiques, assouplir des réglementations environnementales, etc. Pourtant, la crise actuelle nous prouve qu’on pourrait réduire radicalement les émissions de CO₂, à condition de produire et de transporter moins de marchandises sur la planète. 

Un tournant stratégique majeur

Cependant, il y a une contradiction très importante dans cette offensive du capitalisme : la volonté de relancer et de donner la priorité au capital et à sa rentabilité va à l’encontre d’un sentiment dans la population, qui pense que nous sommes allés trop loin avec l’économie, le profit, qu’on a oublié le social, la santé, les soins aux gens… Cette contradiction constitue un obstacle majeur pour l’offensive capitaliste que les gouvernements veulent mener. L’idée de prendre soin devient très concrète au-jourd’hui, à la lumière de la crise de la pandémie. 

Si nous voulons éviter d’autres pandémies, il faut sortir de l’agrobusiness, de l’élevage industriel, arrêter la déforestation, mener une réforme urbaine pour aller vers des villes plus interconnectées, avec des milieux naturels ou semi–naturels. Pour lutter contre les pandémies, il faut surtout de l’eau propre et gratuite. De même, si nous voulons des systèmes de santé capables de faire face à de telles épidémies, il faut les refinancer massivement. Pour ce faire il faut faire payer les actionnaires, annuler les dettes illégitimes, prendre l’argent là où il est.

Nous savons que la fonte du permafrost va probablement libérer des virus ou des bactéries, qui vont se répandre par le biais des ouvriers·ères qui travaillent dans des mines dans ces régions. C’est pourquoi il faut absolument respecter l’objectif fixé à Paris de 1,5 °C de réchauffement. Il s’agit de tirer sur le fil du prendre soin pour dérouler les objectifs anticapitalistes que nous portons. 

Pour reformer une alternative écosocialiste, nous devons partir du constat que les gens tirent de la crise : il faut donner une priorité beaucoup plus forte à la santé, au bien-être et, pour cela, mettre les moyens sur la table. Aujourd’hui plus que jamais, les questions sociales et écologiques coïncident ; mener le combat social, c’est mener une lutte écologique. C’est ce tournant qu’il faut essayer de saisir et dont il faut voir l’opportunité. 

Propos retranscrits par notre rédaction.