Microbes et mondialisation

Nous nous sommes entretenus avec Jean Batou, professeur honoraire d’histoire internationale à l’Université de Lausanne à propos de la pandémie de Covid-19. Que nous dit-elle sur le capitalisme en crise ?

Peste de Londres de 1665 par Richard Cooper, Wellcome collection
La peste de Londres de 1665 a tué 70 % de la poulation (peinture de Richard Cooper, 1912).

Par rapport aux autres facteurs de crise, économiques, sociaux, politiques et environnementaux, que pèse aujourd’hui la pandémie de Covid-19 ?

On entend dire que cette pandémie est un cataclysme naturel imprévisible, qu’elle coûtera sans doute cher sur le plan social, qu’elle provoquera une profonde récession, mais qu’il s’agit d’un mal passager. Tout d’abord, si l’émergence de Covid-19 en tant que telle est un phénomène transitoire, elle fera tout de même des centaines de milliers de morts. Probablement, sortirons-nous du confinement dans les semaines à venir ; la vie « normale » reprendra ses droits en septembre ; un vaccin sera disponible dans le courant de l’année prochaine. Mais cette pandémie confirme de façon tragique le retour des grandes épidémies infectieuses à l’échelle planétaire, une réalité que nous avions oubliée depuis une centaine d’années, après la grippe espagnole de 1918–19.

Pourquoi penses-tu que le retour des pandémies infectieuses soit possible aujourd’hui ?

Parce que l’histoire a été marquée par d’autres périodes de déséquilibre entre sociétés humaines et germes microbiens qui font suite à des phases de forte expansion des forces productives et des échanges. La diffusion de l’agriculture et de l’élevage a conduit à un premier choc démographique, au milieu du 4e millénaire avant notre ère, sans doute dû à la première grande pandémie. Depuis lors, le retour de la peste et de la variole a sanctionné les principales avancées de la production et du commerce, notamment dans les derniers siècles des grands empires de l’Antiquité (Rome, à la fin du 2e siècle, Byzance et la Perse, dès la fin du 6e siècle), à la fin du Moyen-Âge, et au début de la colonisation de l’Amérique. Avec l’expansion européenne et l’industrialisation, du 17e au 19e siècles, le typhus, la tuberculose et le choléra sont devenus les pandémies les plus meurtrières dans les armées, les flottes, les prisons, les hospices, les dépôts de mendicité, les fabriques, les villes portuaires et les quartiers ouvriers. La fièvre jaune a décimé les troupes coloniales.

Pourtant, le capitalisme triomphant, de la fin du 19e siècle à la fin du 3e quart du 20e siècle, n’a-t-il pas conduit au recul historique des maladies infectieuses ?

L’essor du mouvement ouvrier organisé, depuis la fin du 19e siècle, en contraignant le capitalisme à une « régulation partielle » (lois sociales, contrats collectifs, etc.), a permis une amélioration importante de la qualité de vie des masses populaires (eau courante, égouts, voirie, meilleure alimentation, santé et éducation publiques, assurances sociales, etc.), en particulier dans les pays du Nord. C’est cela qui a contribué à réduire la diffusion et la létalité des épidémies microbiennes. 

Les ravages exceptionnels de la grippe espagnole de 1918–19 sont dus à une dégradation massive des conditions de vie, juste après la Première Guerre mondiale. La vaccination systématique et la commercialisation des antibiotiques, après la Seconde guerre mondiale, n’a joué qu’un rôle secondaire, plus significatif sans doute pour les pays du Sud.

Pourquoi le capitalisme actuel conduirait-il inexorablement au retour des grandes pandémies infectieuses en dépit du développement spectaculaire de nos connaissances scientifiques sur ces germes et sur les moyens de les combattre ?

Les pandémies infectieuses actuelles, qu’elles dépendent de germes anciens devenus résistants aux traitements (tuberculose), ou relativement nouveaux (sida, grippe aviaire, Chikungunya, Zika, Ebola, SARS, MERS, Covid-19, etc.), renvoient à trois causes principales :

  • La misère de masse qui résulte du creusement des inégalités et fragilise des couches importantes de la société, et cela pas uniquement au Sud, de même que les politiques d’austérité appliquées au domaine de la santé et du social ; 
  • La dégradation de l’écosystème planétaire par le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité et l’agrobusiness, qui favorise la production accélérée de germes mutants ; 
  • La circulation accrue des marchandises et des personnes à l’échelle mondiale, en particulier par la voie aérienne. Les nouvelles pandémies microbiennes ne sont donc pas un élément contingent, mais un facteur constitutif de la crise actuelle du capitalisme mondialisé. Il faut absolument intégrer ce paramètre à notre logiciel écosocialiste.