Un témoignage contre les hots spots à la lisière de l’Europe
Le dernier livre de Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, raconte son voyage sur l’île grecque, au camp de Moria. Un récit poignant et révoltant, qui dénonce ce que l’Europe forteresse fait subir à des milliers de réfugié·e·s.
L’île de Lesbos est faite de plages de sable et de galets, avec des montagnes qui culminent à presque 1000 mètres. Sur les flancs de l’une d’elles, à côté du petit village de Mytilène, se trouve le camp de Moria où plus de 18 000 personnes sont entassées. Derrière Moria, à perte de vue, se trouvent des camps « inofficiels », établis dans les oliveraies pour loger les dizaines de milliers de personnes qui n’ont pas de place à Moria.
Les conditions de vie y sont terribles, dans les camps inofficiels encore plus que dans le camp de Moria. Les toilettes et les douches sont en nombre largement insuffisants, les ordures s’entassent, les familles doivent vivre dans de sordides containers incapables de protéger du froid ou de la chaleur, et il règne un manque crucial d’accès aux soins médicaux de base. Les journées sont faites d’attentes interminables, pour toutes les étapes de la vie quotidienne (se laver, aller aux toilettes, etc.) y compris pour accéder à une nourriture, très souvent avariée. L’insécurité est un autre problème endémique dans ce contexte de promiscuité et de dénuement.
La stratégie de l’UE contre l’asile
En 2015, un accord a été conclu entre l’UE et le gouvernement grec pour installer sur les cinq îles de la mer Égée les plus proches de la Turquie (Lesbos, Kos, Leros, Samos et Chios) des hot spots (nommés First reception facilities, «Institutions de premier accueil»).
Ces centres situés aux frontières de l’Europe – il n’y en a actuellement qu’en Grèce et en Italie – sont destinés à « accueillir » les migrant·e·s venus du Moyen-Orient, d’Asie, d’Afrique Subsaharienne et d’ailleurs. En novembre 2019, le HCR a évalué que 34 500 personnes se trouvaient dans les hot spots de la mer Égée, dont 35% d’enfants. A l’origine, ces camps étaient prévus pour 6400 personnes…
Cette surpopulation et les terribles conditions de vie rendent l’utilité de ces hot spots encore plus évidente pour l’UE. Selon Ziegler, il s’agit d’une stratégie de dissuasion, visant à décourager les réfugié·e·s de traverser la mer. Une stratégie qui s’inscrit dans la droite ligne de la décision de cesser les opérations de sauvetage en Méditerranée.
Les trois chiens de garde de l’Europe forteresse
Une fois arrivé dans l’un des hot spots, les personnes en exil débutent la longue procédure d’enregistrement de leur demande d’asile. Elle a lieu en trois étapes : préenregistrement, acceptation ou refus de la demande et relocalisation. Les délais d’attente pour le préenregistrement peuvent atteindre trois ans. Des années d’incertitude pour les exilé·e·s, durant lesquelles ils·elles doivent vivre dans des conditions insalubres, sans possibilité de reconstruction (physique et psychique) et sans scolarisation pour les enfants.
Les premiers interrogatoires sont menés par des fonctionnaires de trois institutions de l’UE : Frontex, Europol, et l’EASO («European Asylum Support Office», Bureau européen d’appui en matière d’asile). Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, a la tâche de surveiller et contrôler les frontières de l’Europe, de démasquer les réseaux de passeurs et globalement de «protéger» l’Europe contre l’arrivée des réfugié·e·s. De son côté, Europol cherche à identifier la présence de potentiels terroristes.
Enfin, l’EASO procède au premier examen des demandes d’asile. C’est elle qui épure : elle exclut et renvoie ceux·celles dont elle estime qu’ils·elles ne peuvent pas obtenir l’asile. Une fois que l’EASO a accordé la possibilité de déposer une demande d’asile, la demande est transmise aux autorités grecques.
L’accord passé en 2016 entre l’UE et la Turquie, pour que cette dernière garde les migrant·e·s dans ses frontières en échange d’argent et de l’acceptation de certains contingents, a mené à l’augmentation de la population bloquée dans les hot spots. Autre conséquence de cet accord, la montée en puissance de l’institution européenne chargée du premier examen des demandes d’asile, l’EASO. Enfin, l’accord de 2016 a également conduit à un allongement des délais d’attente pour passer le premier entretien de la procédure d’asile.
Être solidaire au milieu de l’enfer
Ce livre dénonce avant tout la culpabilité de l’Europe dans les destins brisés de dizaines de milliers de personnes. Il raconte les conditions de vie déplorables dans un camp à Lesbos, les difficultés d’accès à l’asile, et le désespoir. Il souligne également des marques de solidarité, entre la population de Lesbos et les migrant·e·s d’abord, mais aussi dans des réseaux d’aide en Grèce et en Europe. C’est un livre qui révèle une situation intolérable, qui doit cesser.
Selon l’auteur, nous – habitant·e·s de l’Europe – possédons un pouvoir: celui de la honte. J’espère que ce pouvoir suffira, mais quoi qu’il arrive, baisser les bras n’est pas une option : ce livre doit susciter l’envie de combattre l’injustice qui se déroule à nos portes. Si Ziegler souhaitait donner une suite à son ouvrage, le sujet serait tout trouvé. En effet, rien n’est dit sur la situation en Lybie, autre élément clé de la frontière meurtrière de l’Europe forteresse.
Aude Martenot
Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020