De la mise à sac au soulèvement populaire
De la mise à sac au soulèvement populaire
En mai 1810, à lheure où la bourgeoisie créole de Buenos Aires se dresse contre la couronne dEspagne, lArgentine ne compte que 300 000 habitant-e-s, dont un tiers dAmérindiens et un tiers dAfroaméricains, héritiers de trois siècles de colonisation et de traite européennes.
En dépit dune population clairsemée, le Rio de la Plata dispose déjà dune place de choix sur le marché international des peaux et de la laine. Les pionniers les plus clairvoyants de lindépendance sont dailleurs conscients du danger: «lélaboration des matières premières leur confère une valeur quelles nont pas sans cela et qui reste entre les mains de la nation qui les travaille […] On ne peut obtenir le même résultat en se contentant de vendre ou déchanger des matières premières contre des produits manufacturés» (Manuel Belgrano).
Cependant, les intérêts coalisés des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie marchande dorigine européenne vont rapidement faire oublier de telles craintes. En tournant le dos à lEspagne, lArgentine va se jeter dans les bras de lAngleterre, fraîchement industrialisée, qui cherche de nouveaux débouchés pour ses cotonnades. Sa structure économique et sociale, forgée durant la période coloniale, est fortement polarisée et tournée vers lexportation. Elle amène le pays à sinsérer en position dépendante dans un marché mondial en pleine expansion, dominé par les nations industrielles du centre.
Pendant le dernier tiers du XIXe siècle, léchange inégal entre produits primaires de la périphérie et articles industriels du centre connaît une nouvelle accélération, tandis que les capitaux européens affluent dans les pays du futur tiers-monde pour y développer chemins de fer, installations portuaires, sociétés commerciales, etc. Désormais, les investisseurs européens, puis nord-américains, prennent possession des pays dominés et règlent directement lexploitation de leurs ressources.
Dans le cas de lArgentine, une indépendance politique précoce, une immigration européenne massive et une croissance économique soutenue ont pu faire croire pendant un certain temps à un développement autonome. Le pays connaît même un essor industriel prometteur, profitant de la dépression économique généralisée des années 30 et de la contraction durable des échanges internationaux jusquà la fin de la Seconde guerre mondiale. Cest un succès apparent. Dans limmédiat après-guerre, ses fabriques connaissent même un essor spectaculaire, tandis que lArgentine se donne un régime politique nationaliste aux accents sociaux et anti-impérialistes, dominé par la figure charismatique de Juan Peron.
En 1950, lArgentine dispose dun PNB par habitant équivalent à celui de lEurope Occidentale. Si lon en croit la statistique, il dépasse celui de lItalie jusquen 1959, celui de lEspagne jusquen 1970, celui de lIrlande jusquen 1977 et celui du Portugal jusquen 1980… Et pourtant, léchec de Peron, puis sa chute en 1955, annoncent des lendemains qui déchantent. Les salaires reculent, la précarité se développe, les privatisations progressent, lindustrie nationale décline, lendettement extérieur explose, le peso seffondre… Après une brève période dillusions, dès les années 60, lArgentine a pleinement repris sa place parmi les pays du tiers-monde.
De leur côté, alarmées par une puissante vague de résistance du monde du travail, les classes possédantes préparent lépreuve de force avec le monde ouvrier. De 1976 à 1983, elles organisent ainsi lextermination de milliers de militant-e-s politiques et syndicaux. Cette «sale guerre» fera quelque 30 000 morts, victimes de la dictature militaire, ou vrant la voie à une réorganisation densemble de léconomie et de la société argentine en faveur des multinationales et du secteur financier. Dès lors, la bourgeoisie argentine et ses mentors internationaux, avec la complicité de lensemble des forces politiques institutionnelles, vont défendre le nouveau dogme néolibéral, organisant le pillage des biens publics et suscitant la faillite de lEtat et lappauvrissement brutal de la grande masse de la population. Cest la mise à sac qui conduit au soulèvement populaire de décembre dernier.
Claudio Katz a ainsi raison daffirmer que lArgentine subit aujourdhui de plein fouet et simultanément les affres du capitalisme, de la domination néocoloniale et des politiques néolibérales. La catastrophe est à la hauteur de ces trois formidables facteurs dinégalité sociale. Elle ne pourra trouver de solution sans prendre ces maux à la racine.
Jean Batou