Quel est le véritable héritage de Kwame Nkrumah?
Quel est le véritable héritage de Kwame Nkrumah?
Le sociologue ghanéen Gyekye
Tanoh se souvient des luttes si inspirantes et en tire des
leçons pour aujourdhui
Le mardi 6 mars, le Ghana, premier pays de lAfrique
sub-saharienne à acquérir sa liberté, a
commémoré ses 50 ans dindépendance de la
Grande-Bretagne. En 1957, Kwame Nkrumah, lhomme qui conduisait
la lutte de libération de la nation, a déclaré:
«Lindépendance du Ghana na aucun sens sauf
si elle est combinée avec la libération totale de
lAfrique».
Durant la nuit du 6 mars 1957, des manifestations de joie et des
jubilations ont lieu à Accra, la capitale du Ghana. Elles
retentissent à travers lAfrique et ont un écho
dans toute la diaspora noire aux Caraïbes, en Grande-Bretagne et
aux Etats-Unis et parmi les impérialistes à travers le
monde.
Aujourdhui, les images dominantes de lAfrique sont celles
denfants affamés couverts de mouches, de guerres civiles
et de migrants désespérés qui risquent de devoir
affronter un racisme officiel abominable dans des pays comme la
Grande-Bretagne. En conséquence, il devient presque impossible
dimaginer lénergie électrifiante qui se
répand à travers lAfrique à la suite de
lindépendance du Ghana. Nkrumah est
vénéré comme la figure prééminente
du mouvement.
Durant la nuit de lindépendance, les rois du calypso Lord
Kitchener et Mighty Sparrow rejoignent des artistes africains dans la
célébration de masse. Au bal officiel, le
Vice-président états-unien Richard Nixon donne une tape
dans le dos dun Noir et lui demande sur un ton paternaliste
comment il se sent dêtre libre. «Je ne le saurais
pas, je suis de lAlabama» est sa réponse
indignée. Linterlocuteur de Nixon est lun des
milliers de militants et leaders y compris Martin Luther King
venus au Ghana pour se réunir, discuter et
célébrer lindépendance.
Accra devient un relais pour les luttes anti-coloniales. Sekou Toure
(futur Président de la Guinée) et Patrice Lumumba (futur
Président du Congo) y cherchent et trouvent du soutien. Quand
CLR James, marxiste noir, déclare en 1960 «quaujourdhui le centre de la révolution mondiale est ici à Accra»,
cela semble à beaucoup de personnes être la réponse
logique et justifiée à lambiance qui
régnait à la veille de lindépendance.
Mainmise impériale
Ces circonstances semblent surréelles aujourdhui. Un
demi-siècle a passé et lAfrique est toujours
sujette à la mainmise impériale sur ses richesses
naturelles stratégiques surtout sur son pétrole.
Les aspirations de Nkrumah à une «libération totale de lAfrique»
semblent plus éloignées aujourdhui quelles
ne létaient il y a 50 ans. Mais cest ce
défi non accompli de la libération de lAfrique qui
fait que ses paroles et actions trouvent un écho parmi des
millions de personnes, dune manière similaire que durant
les années 1950 et 1960, âge dor des grandes
transformations coloniales.
Bien que Nkrumah soit mort en 1972, il se retrouve à la
tête dun important sondage effectué au début
du nouveau millénaire par la BBC World Service sur le «plus grand Africain», dépassant ainsi Nelson Mandela.
Ceux et celles qui se tournent aujourdhui vers les idées
de Nkrumah sopposent aux guerres de George Bush et Tony Blair.
Ils et elles sont des anticapitalistes convaincus et font partie du
mouvement mondial pour la justice et contre la destruction du monde par
les affaires.
Le fait quon se souvienne toujours de Nkrumah comme combattant
intransigeant contre limpérialisme explique pourquoi il
était considéré un opposant si dangereux par les
Gouvernements anglais et états-unien. Depuis le début des
années 1960 jusquau milieu de la décennie, des
réunions, projets et complots frénétiques sont
organisés entre les deux pays pour contenir et si possible
éliminer Nkrumah.
Typique de ces agissements, une réunion a lieu à la
Maison blanche le 12 février 1964 entre le Premier ministre
britannique, Alec Douglas-Home, et le Président
états-unien, Lyndon B. Johnson, pour discuter de
lélimination de Nkrumah. Sir Alec est favorable à
des sanctions économiques strictes, mais craint quelles
pourraient renforcer linfluence russe sur Nkrumah. Johnson
promet de ne pas prendre des mesures contre le Gouvernement
ghanéen sans en avertir les Britanniques.
Deux ans après la réunion, Nkrumah est renversé
par un coup dEtat soutenu par la CIA. Un mémo de la
Maison blanche fait état de la satisfaction
quéprouve Johnson à propos du coup ghanéen,
le décrivant comme une «autre
aubaine imprévue. Nkrumah faisait plus pour infirmer nos
intérêts que tout autre Africain noir. [à
lopposé], le nouveau régime militaire est presque
pathétiquement pro-occidental».
Le Lénine africain
Personne naurait pu imaginer décrire Nkrumah comme
«pathétique». Comme le montre le mémo de la
Maison blanche, Nkrumah est vu comme le défenseur le plus
important de lanti-impérialisme en Afrique.
CLR James la surnommé le «Lénine africain»,
alors quAmilcar Cabral probablement le théoricien
le plus exceptionnel de la libération africaine et un imposant
leader anti-colonial a appelé Krumah «le stratège de génie dans la lutte contre le colonialisme classique».
Le projet central de Nkrumah après lindépendance
était de se baser sur lélan de cette
dernière pour battre ce quil appelait le
néo-colonialisme.
Le néo-colonialisme désigne la condition dans laquelle «des petits états non-viables se trouvent dans lincapacité dun développement indépendant»
parce que leurs économies sont complètement
contrôlées par des capitaux étrangers et, en
conséquence, leurs politiques sont dictées de
lextérieur.
Comme Nkrumah la souligné, des «Etats-Unis
dAfrique» panafricains pourraient transformer les
économies africaines. Une industrialisation rapide ouvrirait la
perspective dun développement économique
réellement indépendant.
«Lunité africaine
serait à la fois le but et le vecteur pour mobiliser et unifier
les masses de gens ordinaires contre limpérialisme et
pour diminuer les intérêts des élites africaines,
dont le seul élitisme fait quils sont des «agents
du néo-colonialisme».
Les politiques de Nkrumah sinspirent du panafricanisme
qui gagne en importance après la Seconde Guerre mondiale. Le
cinquième congrès panafricain, tenu à Manchester
en 1945, produit un nouveau type danti-impérialisme. Il
affirme qu«Aujourdhui il y a seulement une voie pour laction efficace lorganisation des masses».
En 1947, Nkrumah retourne en Côte dOr, le nom du Ghana
jusquà lindépendance, pour occuper le poste
de Secrétaire général de la United Gold Coast
Convention (UGCC), le parti nationaliste. LUGCC a seulement 13
sections et 1762 membres. Nkrumah a dit quil avait des
réticences de «sassocier
à un mouvement qui était composé presque
entièrement de réactionnaires, davocats issus de
la classe moyenne et de marchands».
Cette couche élitiste privilégie des méthodes
comme les actions en justice et les pétitions auprès du
Roi et de son bureau colonial à Londres. Elle forme ainsi le
nationalisme de la Côte dOr, amenant le gouverneur
britannique à décrire le Ghana comme «une colonie modèle».
Mais, en quelques mois ce «modèle» sera
détruit à tout jamais, et le nouveau Secrétaire
général de lorganisation des «gentlemen
respectables» sera catapulté à la tête
dun mouvement de masse radical. Les nouvelles méthodes
employées sont lagitation des masses, les grèves,
boycotts et émeutes.
Ce ne sont généralement pas les nouveaux dirigeants
radicaux de lUGCC qui mènent ces actions. Le boycott des
entreprises européennes, en février 1948, est
entièrement indépendant, déclenché par des
vétérans mécontents de la Deuxième Guerre
mondiale. Il y a beaucoup de morts dans les émeutes qui
sensuivent et la Côte dOr est profondément
bouleversée.
Nkrumah réussit à mobiliser des ouvriers marginaux, des
paysans, des vétérans de guerre
démobilisés, des étudiants, des petits
commerçants, des enseignants et jeunes professionnels, pour
former une force anti-impérialiste décisive.
En janvier 1950, le nouveau parti de Nkrumah, le Convention
Peoples Party (CPP), rejoint la Confédération des
Syndicats (TUC) pour entamer la «Positive Action»,
première grève générale dans
lhistoire de la Côte dOr. «Positive
Action» démolit lordre colonial et favorise la
victoire électorale étonnante de Nkrumah et de son
nouveau parti lannée suivante. Nkrumah participe aux
élections depuis une cellule de prison et obtient le
résultat incroyable de 98.6 pour cent des votes dans le centre
dAccra.
Cest en raison de ce triomphe que Nkrumah est
considéré le premier homme à avoir
transformé le panafricanisme en réalité politique.
La priorité quil accorde à la mobilisation
militante populaire est lélément décisif
dans les politiques de Nkrumah et la raison pour laquelle il continue
dinspirer de nombreuses personnes.
Toutefois, il faut constater que lhéritage de Nkrumah
comprend également des échecs qui nont pas encore
pu être surmontés par les mouvements populaires en
Afrique. Ainsi, quand Nkrumah est renversé en février
1966, aucune mobilisation populaire na lieu pour le soutenir et
il ny a pas de résistance à ce coup dEtat.
Même les membres du CPP résistent peu, alors que ce parti
dispose, en 1951, de millions dadhérents, de 103
organisateurs à plein temps et de 2885 bureaux locaux. La
popularité de Nkrumah sétait effondrée.
La polarisation politique quil avait réussi à
produire dans la société durant la lutte pour
lindépendance qui reflétait
essentiellement les intérêts de classes et les divergences
politiques est considérée comme inutile,
même dangereuse, une fois lindépendance acquise.
Maintenant «lintérêt national» donne la
priorité au développement économique et à
lunité nationale monolithique plutôt
quà la justice sociale.
Répression
Quand les syndicats lancent la deuxième grève
générale en 1961, elle est réprimée et 17
syndicalistes sont emprisonnés pour subversion. La TUC est
incorporée au CPP, tout comme les organisations de femmes et de
jeunesse.
En 1964, le Ghana devient un Etat à parti unique et Nkrumah
Président à vie. Cest la conséquence
logique du rôle central joué par le nationalisme dans les
politiques de Nkrumah. Comme le souligne limportant historien
noir Manning Marable, «la perspective idéologique [de
Nkrumah] qui tendait à dévaluer les divisions de classes
dans la société africaine et de mettre laccent sur
les «masses» en tant que catégorie transcendant les
classes» lui a permis de collaborer avec les dirigeants des
élites. Elle le conduit également à
considérer les luttes den bas, qui continuent
après lindépendance, comme une manifestation
subversive.
Son slogan le plus populaire «cherchez dabord le royaume
politique» était un appel à la base du mouvement.
Cétait une recette pour séparer les questions
politiques des questions économiques, recette qui continue
à entraver les mouvements en Afrique.
Le slogan est caractéristique de la trajectoire de cette
révolution permanente détournée dans laquelle les
dirigeants des classes moyennes accèdent au pouvoir au
détriment des aspirations populaires. Ayant assuré leur
propre position, ils cherchent à entrer dans le système
économique et politique.
LEtat devient le principal instrument pour arriver à
lunité panafricaine. Mais quelle défense auront
les masses contre cet Etat africain quand celui-ci sopposera
à leurs intérêts?
Ces questions sont extrêmement pertinentes. Cest selon
cette formule que l«anti-impérialisme»
rhétorique de Robert Mugabe est combiné avec la
répression sanglante au Zimbabwe.
Toute personne qui critique lhéritage politique de
Nkrumah doit se poser ces questions, dans lesprit fraternel de
CLR James qui nous appelle à «continuer
détudier et dexaminer les réussites
extraordinaires des grandes années de Nkrumah».
Aujourdhui, au Ghana, on interdit aux Nkrumahistes et
à leurs alliés dorganiser des manifestations
contre les célébrations officielles et
révisionnistes de lindépendance. Le
problème est toutefois que Nkrumah aurait peut-être agi de
même à légard de ses opposant-e-s.
Lors du Forum Social Mondial à Nairobi, en janvier, des jeunes
militants kenyans ont parlé de la nécessité
daller au-delà de Nkrumah et du panafricanisme et de
lutter pour une démocratie radicale en Afrique.
Malgré les contradictions de Nkrumah, certains aspects de ses
politiques de «Positive Action» pourraient converger avec
cette vision. Les défenseurs du socialisme devraient appliquer
ce quil y a de plus pertinent dans lhéritage de
Nkrumah et lutter pour la «libération totale» de
lAfrique.