L'Irak étranglé


L´Irak étranglé


Dix après le terme «officiel» de la guerre du Golfe, les bombardements anglo-américains sur l’Irak ne cessent de s’intensifier. Conséquence du blocus économique, une famine terrible affecte la population, que l’odieux plan «Pétrole contre nourriture» ne parvient en aucune manière à enrailler. Les sources les moins pessimistes annoncent des centaines de milliers de morts, dont une majorité d’enfants


par Tariq Ali*


Le 23 mai dernier à la Chambre des Communes, en réponse à une question relative aux raids anglo-américains en Irak, le ministre de la Défense britannique Geoff Hoon a fait la déclaration suivante: «Entre le 1er août 1992 et le 16 décembre 1998, l’aviation anglaise a largué 2,5 tonnes de bombes sur la zone d’exclusion aérienne située au Sud du pays, ce, à une moyenne de 0,025 tonnes par mois (…). Entre le 20 décembre 1998 et le 17 mai 2000, nos avions ont largué sur cette même zone plus de 78 tonnes de bombes, à raison de 5 tonnes par mois (…).» En termes clairs, les Etats-Unis et le Royaume-Uni admettent ouvertement avoir lancé 400 tonnes de bombes et missiles sur l’Irak au cours des 18 derniers mois. Il convient de signaler à ce propos que le premier ministre travailliste Tony Blair a bombardé la population irakienne avec une intensité 20 fois supérieure à celle deson prédécesseur conservateur John Major (…)


Déconstruction de la société irakienne


Une décennie d’intenses bombardements constitue toutefois la portion congrue de la tragédie irakienne. Le blocus économique à la fois terrestre et maritime dont fait l’objet le pays a en effet provoqué des souffrances bien plus importantes. Les sanctions internationales ont conduit une population dont les niveaux de nutrition, d’éducation et de prise en charge publique ont été les plus élevés de la région, à évoluer dans un contexte de misère sociale indescriptible. Avant 1990, le pays disposait d’un Produit National Brut par tête de plus de 3000 $US. Aujourd’hui, ce même indicateur se situe au-dessous de 500 $US, ce qui fait de l’Irak l’un des pays les plus pauvres de la planète. Une société qui connaissait un taux d’alphabétisation et un système de santé particulièrement développés s’est ainsi vue complètement dévastée par l’Occident (…).


Selon des statistiques de l’ONU publiées l’an dernier, 60% de la population serait dépourvu d’un accès régulier à l’eau potable, et plus de 80% des infrastructures scolaires auraient besoin des réparations les plus élémentaires. La FAO estime, qu’en 1997, 27% des Irakien-ne-s souffraient de malnutrition chronique. L’UNICEF rapporte quant à elle que dans les régions du sud et du centre, qui contiennent 85% de la population, la mortalité infantile a plus que doublé depuis la guerre du Golf (…).


Selon Richard Garfield, l’un des observateurs les plus attentif de la situation en Irak depuis 1991, 300 000 enfants de moins de cinq ans (par rapport aux taux de mortalité infantile moyens de la région) mourraient «en trop» depuis 19911 . L’UNICEF qui, en 1997, relevait que «4500 enfants en dessous de cinq ans meurent de faim chaque mois», estime à 500’000 le nombre total d’enfants en bas âge décédés en raison du blocus économique (…).


Le plan «Pétrole contre nourriture», en place depuis 1996, permet à l’Irak d’exporter pour 4 millions de dollars de pétrole par année, alors qu’un minimum de 7 millions de dollars serait nécessaire pour un approvisionnement minimal du pays. En une décennie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont ainsi parvenus à engendrer délibérément une situation jusqu’alors inconnue dans l’histoire moderne. Selon R. Garfield, l’Irak est en effet devenue la seule entité politique d’au moins deux millions d’habitants depuis deux siècles à avoir connu une augmentation substantielle et durable de son taux de mortalité.


Justifier l’injustifiable


Quelles sont les justifications offertes par les assaillants pour expliquer leurs exactions meurtrières? Trois arguments reviennent de façon récurrente dans la bouche des porte-parole gouvernementaux et des médias à leur botte. Selon un premier argument, Saddam Hussein serait un agresseur insatiable, dont l’annexion du Koweït aurait non seulement violé le droit international, mais aussi menacé la stabilité de toute la région. Selon cet argument, aucun des voisins de l’Irak ne vivra paisiblement qu’au moment où Saddam Hussein sera déposé. D’après un second argument, l’Irak était en passe de constituer un stock d’armes de destruction massive hors du commun, et semblait même sur le point de se doter de la bombe atomique, créant de ce fait une situation de danger inédite pour la communauté internationale. Enfin, un troisième argument affirme que la dictature de Saddam Hussein serait d’une cruauté incomparable envers sa propre population, ce qui ferait de lui une incarnation du mal politique inacceptable pour des gouvernements soucieux des droits humains. Pour toutes ces raisons, le monde civilisé se devait d’éliminer Saddam Hussein. Les bombardements et le blocus étaient les seuls moyens d’accomplir cet objectif sans que des vies occidentales ne soient inutilement mises en danger. Chacun de ces trois arguments est évidemment complètement creux. L’occupation irakienne du Koweït – un territoire souvent administré depuis Basra ou Bagdad avant la période coloniale – n’était un affront exceptionnel ni pour la région, ni pour le reste monde (…).



En plein Moyen-Orient, Israël – un Etat fondé sur la base d’un processus tout à fait original de purification ethnique – a pendant de longues années défié les résolutions des Nations Unies exigeant un partage équitable de la Palestine. Il a annexé à plusieurs reprises de larges régions appartenant aux Etats voisins, et a occupé non seulement la bande de Gaza, la Cisjordanie et les hauteurs du Golan, mais aussi une portion du Liban sud. Loin de résister à cette expansionnisme-ci, les Etats-Unis continuent à soutenir l’Etat israélien, à l’équiper militairement et à le financer, sans un mot de leurs alliés européens, et encore moins de la Grande-Bretagne (…).


En somme, il est évident que l’annexion irakienne du Koweït n’était tout simplement pas de l’intérêt des pays occidentaux. Il faisait apparaître la menace que les deux tiers des réserves pétrolières de la planète soient contrôlées par un Etat arabe relativement moderne, pourvu d’une politique étrangère indépendante, à l’opposé de celles des Etats inféodés à l’Ouest que sont le Koweït et l’Arabie saoudite (…).


Soumettre un régime récalcitrant


Aussi longtemps que le régime de Bagdad était considéré à Washington et Londres comme un allié – pendant plus de 20 ans, lorsqu’il réprimait les communistes à l’intérieur et combattait les mollah iraniens à l’extérieur – rares étaient les inquiétudes exprimées à propos de son programme d’armement. Il pouvait faire usage de ses armes chimiques sans aucune restriction, et les licences à l’importation de son matériel militaire lui étaient absolument garanties (…). Certes, l’armement nucléaire était une autre question, mais ceci, non pas en raison d’une crainte particulière à l’égard de l’Irak, mais parce que depuis les années soixante, les Etats-Unis ont cherché à cantonner leur diffusion au plus petit nombre d’Etats possibles. Israël, naturellement, a été une fois de plus exempté des exigences de la «non-prolifération», non seulement en fabriquant la bombe atomique sans la moindre remontrance de la part des Occidentaux, mais en bénéficiant même, de la part de ces derniers, d’un soutien actif pour l’achèvement de son programme nucléaire (…).


L’armement irakien est aujourd’hui si profondément détruit que même Scott Ritter, l’inspecteur de l’UNSCOM qui s’était jadis ouvertement vanté de sa collaboration avec les services secrets israéliens, et qui prépara les raids aérien qui furent à l’origine de l’opération «Renard du désert», a admis qu’il n’y avait plus aucun risque qu’il soit reconstitué, et donc que le blocus devait être levé.


Dernier argument avancé en faveur des sanctions contre l’Irak: la répression de Saddam Hussein envers sa propre population. Puisque la guerre du Golf s’est terminée sans marche sur Bagdad, Washington et Londres n’ont pas été en mesure de développer cet argument ouvertement. Il transparaît cependant largement de tous les briefings et commentaires autorisés (…).


Que le régime Ba’ath soit une brutale tyrannie, c’est entendu – les chancelleries occidentales l’ont, soit dit en passant, allègrement passé sous silence lorsque Saddam Hussein était leur allié. Mais qu’il soit absolument unique en matière de cruauté est une fiction absolue et abjecte. Le sort des Kurdes en Turquie – où leur langue n’est pas même autorisée dans les écoles et où la guerre menée par l’armée contre la population kurde a déplacé des milliers de personnes – a toujours été bien pire qu’en Irak. Quels que soient les autres crimes de Saddam Hussein, il n’y a jamais eu de telle tentative d’annihilation culturelle dans son pays. En tant que membre de l’OTAN et candidat à l’entrée dans l’Union européenne, Ankara n’a évidemment jamais eu à faire face à la moindre mesure de rétorsion, et peut même compter sur l’Occident pour l’aider activement dans sa répression.


* Figure historique du marxisme révolutionnaire en Angleterre dans les années 1960-70, Tariq Ali est membre du comité éditorial de la New Left Review.


Extraits de la New Left Review, septembre/octobre 2000. Traduction et intertitres de la rédaction.

1) R. Garfield, «The Public Health Impact of Sanctions», Middle East Report, n°215, 2000.