Les homos au boulot


Les homos au boulot


Le 23 juin, la Lesbian & Gay Pride (LGP) parisienne a eu pour slogan «Homos, hétéros, ensemble contre les discriminations, parentalité, séjour, travail, couple». Pour discuter des discriminations au travail, deux représentants d’associations professionnelles gaies et lesbiennes: Anne Maurice, présidente de CGay (Canal +) et Jean-François Fiévet, président de Gare! (SNCF) s’expriment ci-dessous.*

Pourquoi créer une association gaie et lesbienne dans le cadre du travail?


Anne Maurice – En avril 1999, c’était une association conviviale avec quelques copains qui s’est élargie progressivement. Puis nous avons voulu aller plus loin. Les statuts portent des revendications politiques et conviviales: égalité entre les couples mariés et pacsés, lutte contre l’homophobie au sein de l’entreprise, visibilité gaie et lesbienne dans la société, travail sur la prévention et le soutien aux malades du sida.


Jean-François Fiévet – A la LGP 2000, plusieurs cheminots investis dans des associations homosexuelles ont rencontré des collègues homos et se sont dit: «on est les uns et les autres dans des structures associatives, et il n’y a rien à la SNCF». On constatait aussi que le Pacs, voté depuis plusieurs mois, n’était toujours pas intégré à nos statuts.


Y a-t-il de l’homophobie dans vos entreprises?


AM – Il n’y a pas d’homophobie flagrante à Canal +, mais cela fait plus d’un an que l’association existe et on n’a toujours pas l’égalité entre les couples pacsés et mariés. C’est une des raisons d’être de CGay. Nos objectifs sont la visibilité des homosexuels et la prévention de l’homophobie. Canal a une image très «gay friendly» parce qu’il y a beaucoup d’homos dans la production audiovisuelle. Mais dans les services administratifs, c’est comme à la SNCF, à la BNP ou ailleurs.


JFF – Sur 178’000 salariés au sein même de la SNCF et 230’000 pour le groupe, il y a 85% d’hommes et 15% de femmes. Cela peut favoriser le sexisme et l’homophobie. Dans un atelier de maintenance, l’homophobie ne se traduit pas comme dans un service administratif. Parmi les fondateurs, certains avaient été plus ou moins directement confrontés à une homophobie latente ou patente. La SNCF n’est ni plus ni moins homophobe que le reste de la société.


Quelles actions avez-vous menées?


AM – Au départ, il fallait se faire connaître dans l’entreprise; ce n’est pas évident car nous ne sommes pas, officiellement en tout cas, reconnus comme représentatifs des salariés comme les syndicats. On a donc créé une gazette interne. Le premier chantier est l’obtention dans la convention collective de l’égalité entre les couples pacsés et mariés. Nous avons fait des courriers à la direction et essayé de la rencontrer. Nous n’avons aucune réponse depuis huit mois. Pour la lutte contre l’homophobie, on essaie de recenser ce qui peut se passer dans l’entreprise. On communique vers l’extérieur, car c’est important que des associations se montrent dans le milieu professionnel. Je pense que Gare! existe parce que CGay existait avant.


JFF – Dès la naissance de l’association, nous avons informé la direction, qui a longtemps gardé le silence. Les choses ont changé quand nous avons organisé une conférence de presse. Sans qu’on le fasse exprès, c’était le premier anniversaire du vote du Pacs. Les médias se sont intéressés à notre objectif d’intégration du Pacs dans le statut de l’entreprise. Suite à l’article du «Monde», l’entreprise nous a indiqué qu’ils étaient statutairement contraints de négocier uniquement avec les organisations syndicales. Et alors que les organisations syndicales attendaient une réponse depuis un an, la direction des ressources humaines s’est décidée à leur répondre. Une autre revendication, symbolique et très forte pour les cheminots, a été obtenue au bout de trois mois, à savoir le droit de circuler gratuitement sur le réseau ferré pour les ayants droit des cheminots homosexuels comme pour les conjoints des agents mariés. Nous travaillons toujours avec des syndicats. L’entreprise accepte une prochaine commission mixte du statut d’ici fin 2001 pour étudier les points qui n’ont pas été débattus lors de la première commission. Voilà les premiers succès de l’association.


Qu’entendez-vous par la visibilité des gays et lesbiennes dans l’entreprise?


AM – Nombre d’homos existent dans la vie privée, éventuellement dans la vie familiale. Mais au travail, pour la plupart, on n’existe pas en tant qu’homo. Soit on ment et on passe pour hétéro, soit on est célibataire. Le premier travail, c’est donc la visibilité pour obtenir l’indifférence et que notre statut d’homo ne soit pas différent du statut d’hétéro.


JFF – La visibilité des homosexuels se situait jusqu’à récemment sur deux niveaux: envers les proches, ce qu’on appelle le «come out», et la visibilité de la rue depuis quelques années avec les LGP. Mais quand on est homosexuel, on ne l’est pas deux heures par jour. Si notre homosexualité n’est pas notre stricte identité, elle en est une composante. Gare! propose à ses adhérents un accès à une visibilité dans l’entreprise qui est plus facile de manière collective qu’individuelle. Certains de nos adhérents n’ont pas peur de se définir comme homosexuels et cheminots, alors que pour d’autres, la simple adhésion à l’association est la démarche de visibilité qu’ils sont en mesure de faire. Contrairement à un syndicat, nous ne sommes pas uniquement basés sur les conditions de travail, puisqu’on est homosexuel au travail et en dehors.


AM – Lutter contre l’homophobie, c’est lutter contre les actes homophobes mais aussi contre l’homophobie intégrée par les homos. Moi, j’avais peur de dire que j’étais homo dans ma boîte. Quand je l’ai dit, je me suis rendue compte que finalement il n’y avait pas de problème. L’existence de CGay m’a permis de savoir que je pouvais être soutenue en cas de problème, que je n’étais pas la seule lesbienne, isolée dans son coin, et qu’ensemble on pouvait faire des choses.


JFF – On doit se battre contre deux types d’homophobie, aussi dévastatrices l’une que l’autre. Bien sûr, celle de certaines personnes qui sont prêtes à «casser du pédé» ou d’autres, bien-pensantes et un peu plus policées. Mais il existe aussi une homophobie intériorisée par les homosexuels parce que, malgré le courant associatif, on se tape depuis toujours une opprobre de la société et, de fait, on intègre certains codes.


AM – Revendiquer l’égalité pour le Pacs, c’est dire qu’on existe. Le but n’est pas de singer le modèle hétéro, c’est d’être symboliquement considérés à égalité. C’est uniquement ça, les revendications autour du Pacs, ce n’est pas pour la prime ou les jours de congé, c’est pout être reconnu au sein de l’entreprise dans laquelle on travaille.


Quels problèmes liés à leur homosexualité vos collègues rencontrent-ils?


JFF – Je pense à un exemple en particulier, un jeune embauché qui a été contraint de se mettre en arrêt maladie tant sa situation de travail était intenable. Dans une équipe de 40 personnes exclusivement masculine, il était en butte à une homophobie extrêmement violente, son casier était détruit ou recouvert d’inscriptions insultantes. A l’encontre de Gare!, l’homophobie s’est traduite de façon individuelle pour certains administrateurs devenus très visibles sur leur homosexualité, qui ont subi des campagnes d’affichage homophobes et insultantes. Une association familiale très importante, La Famille du cheminot, est montée rapidement au créneau. Elle a réclamé le droit de participer aux discussions pour l’intégration du Pacs, alors qu’elle se prononçait contre dans son journal, en arguant du danger pour l’enfant et la cellule familiale. Le président de cette association a écrit que la position de Gare! et ses revendications lui provoquaient une crise d’urticaire.


Etes-vous syndiqués, comment travaillez vous avec les syndicats?


AM – Nos rapports se passent bien. Nous avons travaillé avec les syndicats sur la convention collective pour intégrer nos revendications concernant le Pacs. En plus de nos courriers à la direction, ils ont envoyé une lettre à la direction des ressources humaines pour ouvrir les négociations. Toutes ces lettres sont restées sans réponse. Les syndicats sont d’accord avec nos revendications mais, à Canal +, ils n’ont pas un poids suffisant pour faire évoluer les choses. Notre parti-pris est donc de nous débrouiller seuls. Le débat se situe entre CGay et la direction.


JFF – A Gare!, hormis le fait que nous travaillons dans la même entreprise et que nous sommes homosexuels, nous n’avons pas tous la même sensibilité politique et syndicale. Il y a chez nous des homosexuels et des lesbiennes de toutes tendances politiques, et il y a au sein de Gare! des «prosyndicats» et d’autres réfractaires à l’idée de se syndiquer. Certaines personnes sont syndiquées et visibles sur leur sexualité. Notre ligne de conduite a été de contacter toutes les organisations syndicales et de travailler avec celles qui ont répondu, dans une transparence totale et une intersyndicalité.


Sur les 8 syndicats représentatifs à la SNCF, 5 nous ont rencontrés avec une attitude bienveillante et certains nous ont demandé de participer à l’élaboration de la modification des statuts. Nous sommes en contact avec la CGT, la CFDT, SUD-Rail, la Fgaac (syndicat autonome catégoriel des agents de conduite) et FO. La CFTC, l’Unsa et la CGC n’ont pas répondu. Quand le Pacs a été adopté en novembre 1999, certains syndicats ont sollicité la direction de l’entreprise pour intégrer ces nouvelles dispositions. Mais pour les syndicats, le cheval de bataille unique pendant de nombreux mois a été le passage aux 35 heures. La revendication d’égalité des droits pour les pacsés ou les concubins homosexuels relève de la sphère de l’intime, et les syndicats nous ont dit préférer se tourner vers une association homosexuelle plutôt que de faire un travail en leur sein. Ils nous ont demandé d’apporter commentaires et suggestions à leur travail. Nous nous positionnons plutôt comme une mission d’expertise avec les syndicats partenaires et la direction. Ils ont fait un travail de grande qualité et depuis le mois d’avril, une partie des revendications de Gare! relayées par les syndicats ont été satisfaites.


Notre objectif est de garder notre autonomie et de ne pas être récupérés par telle ou telle organisation. Nous jugeons nos partenaires associatifs ou syndicaux sur les actes. De ce point de vue, les choses se passent plutôt bien. Mais il ne faut pas se leurrer, nous aurions obtenu le même résultat, peut-être moins rapidement, si nous n’avions pas été soutenus par ces organisations.


Quelles sont vos relations avec les autres associations gaies et lesbiennes?


AM – Un certain nombre d’associations d’entreprises existent maintenant. CGay est la seule du secteur privé, nous n’avons pas les mêmes modes de fonctionnement que celles du secteur public au niveau de la hiérarchie et des syndicats. Nous avons presque les mêmes revendications sur le fond, parfois les actions prennent des formes différentes. C’est pareil pour les autres associations hors milieu professionnel, et nous sommes adhérents du conseil de la LGP Ile-de-France (nous participerons à la marche), au Centre gay et lesbien de Paris. A long terme, nous souhaitons plein de nouvelles associations et la création d’une sorte de fédération des associations d’entreprises. Ça permettrait d’avoir un vrai pouvoir au niveau politique et d’agir sur les droits des salariés qui ne sont pas du domaine de l’entreprise mais de celui des lois, et qui dépassent Canal +, la SNCF, etc. Par exemple, une loi fixe les cas, comme le mariage, qui permettent de bénéficier de la participation d’entreprise sans être imposable. Il faudrait faire entrer le Pacs dans cette loi.


JFF – J’ai l’impression que la création de Gare! suscite de l’intérêt, voire même de l’admiration, en tout cas de la bienveillance. Ceux qui suivent au plus près notre travail sont les associations étudiantes. Elles se battent pour les mêmes objectifs avec des luttes assez similaires aux nôtres dans leur secteur. Et leur avenir, c’est le travail, au niveau individuel et militant. La visibilité des associations en entreprise doit créer des désirs et des motivations dans les autres entreprises. Par exemple, CGay existe depuis mars 2000, et nous sommes nés en septembre, suivis par plusieurs associations: l’Association homosexuelle des transports parisiens (AHTP) de la RATP, récemment 3HVP (Homosexuelles et homosexuels de l’Hôtel de Ville de Paris), il y a des projets au niveau des compagnies aériennes, des fonctionnaires ont monté la LEFH…


Quel est l’avenir de ces associations professionnelles?



AM – Il s’agit essentiellement d’associations du monde parisien, car même si la SNCF existe au niveau national, c’est à Paris que Gare! a démarré. Cela mettra du temps pour s’étendre au reste de la France. On est là pour les aider, pour les soutenir. Si à Canal, les pacsés ont les mêmes droits que les couples mariés, pourquoi pas ailleurs? Cela créera une légitimité des revendications. Ce que CGay et Gare! obtiendront servira à tous.


JFF – Dans nos structures, la convivialité est un objectif aussi important que les autres. Même si on évolue dans des entreprises différentes, cette convivialité peut être élargie avec d’autres associations. La convivialité sert à repêcher des gens qui sont dans des situations pas drôles. La situation n’est pas la même pour un cheminot qui travaille sur Paris, qui a des structures pour sortir et se divertir, et un cheminot homosexuel qui travaille dans une petite gare en province ou dans un atelier de maintenance dans la France profonde.


Nous souhaitons que notre association grossisse et, à court et moyen terme, avoir des actions avec des antennes en province. Mais à très long terme, la finalité de Gare! est de ne plus exister! Quand il n’y aura plus de discriminations entre une catégorie de salariés et les autres, et on est en passe de l’obtenir au moins au niveau du papier, ça nous fera une bonne raison en moins d’exister. Quand il n’y aura plus d’homophobie (le travail sera de longue haleine), c’est-à-dire quand les homosexuels seront complètement reconnus et intégrés dans la société, ce sera une deuxième raison pour ne pas exister.


Sur des problèmes de santé publique comme le VIH, lorsque les pouvoirs publics feront leur travail, nous n’aurons plus de raison de vouloir nous battre sur ce terrain-là. Gare! ne se bat pas seulement pour les homos contaminés par le sida, mais aussi pour faire de la prévention pour tous les jeunes embauchés, les 23’000 qui arrivent en ce moment, hétéros ou homosexuels. Si, au sein de l’entreprise, une personne atteinte par le VIH subit une discrimination, peu nous importe qu’elle soit hétéro ou homosexuelle. La communauté homosexuelle a été la plus durement touchée par cette épidémie et on a une expérience sur le sujet. Il y a un travail à faire que les pouvoirs publics ne font pas assez. Les programmes de prévention prévus par l’entreprise ne nous paraissent pas suffisamment ambitieux. On va travailler pour que ça change.


Et pour finir, il n’y aura pas besoin d’association pour faire de la convivialité à partir du moment où il y aura une acceptation totale des minorités. Lorsque nous pourrons nous retrouver ensemble quand nous en aurons envie, une association comme Gare! ou n’importe quelle autre n’aura plus besoin d’exister. Lutter contre les discriminations, c’est faire que la société change.

* Paru dans «Rouge», juin 2001 – Propos recueillis par Pascale Berthault