La marmite latino-américaine: entretien avec Frank Gaudichaud

La marmite latino-américaine: entretien avec Frank Gaudichaud

Le volcan latino-américain
n’a jamais cessé de se réveiller au fil de
l’histoire. Mais sa force de frappe n’a pas toujours
été la même. Comment caractériser la
période actuelle, l’apprécier, se repérer
dans les processus en cours? Sous la direction de l’universitaire
Franck Gaudichaud, un ouvrage collectif (voir ci-dessous)
réunissant une vingtaine de spécialistes d’Europe,
d’Amérique latine et des Etats-Unis s’efforce
d’apporter au public francophone une approche claire des gauches,
des mouvements sociaux et du néolibéralisme en
Amérique latine. «Avec pour point commun, indique Franck
Gaudichaud, une analyse critique des visions impressionnistes que
l’on lit trop souvent dans les médias. Ce travail
s’intéresse à la richesse des mobilisations
collectives, mais aussi aux tentatives de construction
d’alternatives. Il s’agit de donner une vision complexe des
processus en cours, en évitant l’image d’Epinal
d’une Amérique latine unanimement rebelle ou d’un
virage à gauche homogène.»

• On parle souvent de déferlante à gauche en Amérique latine. Qu’en pensez-vous?

Franck Gaudichaud: Le virage
à gauche, s’il est réel, n’est pas unanime.
La Colombie, le Mexique, le Salvador, le Honduras et le Guatemala sont
aux mains des conservateurs. Il existe par contre une claire
érosion de la droite et l’ouverture d’un espace au
profit des luttes sociales et des gauches, au pluriel. Les divers
gouvernements passés à gauche sont la traduction sur
terrain politique d’une décennie de mobilisations.

Cependant, suivant les pays, on trouve des gauches de gouvernement
complètement adaptées à l’ordre
néolibéral et d’autres qui s’en
démarquent. Pour résumer, il existe actuellement trois
sortes de régimes, Cuba mis à part : au côté
de l’alternative conservatrice et proétats-unienne
portée par Uribe en Colombie, on trouve un second bloc de pays
qui défend certaines positions d’autonomie partielle (dont
le Brésil de Lula) et que l’on pourrait dire
sociaux-libéraux. Et, enfin, un dernier groupe de type
nationaliste radical qui s’affronte en plusieurs points avec les
oligarchies locales.

Sans surprise, ces pays (Bolivie, Équateur, Venezuela) sont ceux
où ont eu lieu de fortes dynamiques de résistance,
indigène notamment. Dans ce contexte, l’une des questions
débattues reste celle de l’articulation entre le champ des
mouvements sociaux et le pouvoir politique. Et là, le retour de
la discussion stratégique autour du «socialisme du XXIe
siècle» est bien celui de comment changer le monde en
prenant le pouvoir, tout en ayant tiré le bilan des errements
autoritaires du siècle passé.

• Comment appréciez-vous les dix ans d’expérience bolivarienne au Venezuela?

FG: Incontestablement, il existe de nombreux aspects très
positifs, avec une mise en mouvement de la société et une
politisation de secteurs longtemps exclus, sur des bases coloniales et
racialisées du pouvoir. Chavez a redonné une nouvelle
dignité à ces fractions populaires et favorisé
leur participation avec les conseils communaux, entre autres.

Quoi qu’il arrive, ces données essentielles ne se perdront
pas. Du point de vue de l’urgence sociale, la pauvreté a
baissé, mais il reste beaucoup à faire. Le processus est
lent concernant la réforme agraire et la souveraineté
alimentaire. Au sein du chavisme lui-même, on peut repérer
des contradictions. En témoigne le cas récent de
l’aciérie Sidor, quatrième producteur en
Amérique latine. Sa nationalisation, très
bénéfique, s’est faite malgré la
répression de la grève des ouvriers et contre le ministre
du Travail, José Ramon Rivero. Sur le plan international, le
Venezuela peut, grâce au pétrole, mener une offensive
régionale audacieuse, avec quelques hésitations
cependant. Car en même temps que Chavez a lancé
l’ALBA il a aussi rejoint le Mercosur, soit une vision beaucoup
plus libérale de l’intégration économique.
Plus globalement, le pragmatisme est net au sein des nouveaux
gouvernements : les nationalisations avec indemnités et
renégociations de contrat avec les multinationales semblent la
règle.

• Les rapports avec l’Europe et les Etats-Unis ont également évolué…

FG: On parle toujours de l’impérialisme des Etats-Unis,
mais soulignons que de nombreux capitaux étrangers
présents en Amérique latine sont européens. Ces
entreprises européennes ont largement
bénéficié des privatisations, en prenant le
contrôle des ressources naturelles, des systèmes
bancaires, des télécommunications.

Mais les Etats- Unis ne sont jamais très loin. Certes, il y a
une tendance de fond de remise en cause de leur
hégémonie, le consensus de Washington est
bousculé, le projet de l’ALCA a échoué et
certaines bases militaires vont être fermées, mais on
assiste également à un redéploiement, avec par
exemple le plan Colombie.

Il existe une nouvelle donne géopolitique, alors que
l’implantation de multinationales n’a jamais
été aussi forte dans la région. D’où
l’importance de cette multiplicité de résistances
et expériences démocratiques radicales que nous cherchons
à décrypter.

Fanck Gaudichaud

* Maître de conférences en civilisation
hispano-américaine à l’université de
Grenoble- 3. Entretien réalisé par Ixchel Delaporte, paru
dans L’Humanité, le 16.6.08




Mosaïques
d’expériences Le Volcan latino-américain. Gauches,
mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique
latine. Sous la direction de Franck Gaudichaud. Éditions
Textuel. 2008. 446 pages. 24 euros.

L’Amérique latine est multiple et complexe. Avec autant de
configurations politiques que de pays, ce continent fait se
côtoyer le gouvernement le plus conservateur et
ultra-libéral (la Colombie) avec le plus radical, le plus
bolivarien (le Venezuela). L’ouvrage rassemble les contributions
d’universitaires, militants associatifs et journalistes
attachés aux luttes sociales et politiques menées en
Amérique latine, qui livrent une vision critique,
distanciée et féconde des évolutions
socio-politiques en cours. Les articles sont longs, ce qui permet de
saisir l’ensemble des contradictions propres à chaque
pays, sans perdre de vue un contexte régional. Contexte
surveillé de près non seulement aux Etats-Unis, mais
aussi en Europe, dont les multinationales prennent une large place en
Amérique latine. Les enjeux sont abordés par
thèmes. D’abord, une approche continentale.
L’article de James Petras, professeur de sociologie à
l’université de Binghampton (New York), rappelle les
nombreux réseaux d’influence reliant les Etats-Unis et
l’Amérique latine. Puis, un ensemble consacré aux
gauches met en perspective les niveaux de rupture réelle avec le
modèle néolibéral, au travers de «
mosaïques d’expériences », allant de Cuba et
ses dilemmes de transition à un Mexique donnant à voir
une face libérale, répressive et corrompue, et son autre
face, résistante et zapatiste. Enfin, la dernière partie
ouvre un débat salutaire sur un socialisme du XXIe
siècle, qui se veut démocratique et égalitaire.