Procès de Turin : «Avec l’amiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif»

Procès de Turin : «Avec l’amiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif»

Le 6 avril, les audiences
préliminaires du procès contre le suisse Stephan
Schmidheiny et le baron belge Jean Louis Ghislain de Cartiers, anciens
patrons d’Eternit, ont commencé. Plus de 1500 personnes,
de France, d’Allemagne, de Belgique, de Suisse et, bien
sûr, d’Italie sont venues manifester leur solidarité
avec les 28 comités italiens qui regroupent près de
3 000 parties civiles de ce procès-fleuve.

Comme ceux et celles de Casale Monferrato, le site italien le plus
touché, avec près de 1 500 morts de
l’amiante, les manifestant·e·s arboraient le slogan
« Strage Eternit, Giustizzia » :
tragédie d’Eternit, justice. Il faut espérer que
cette volonté d’aller jusqu’au bout ne faiblira pas
devant les manœuvres d’une des plus grandes fortunes de
Suisse, dont les avocats ont déjà proposé aux
victimes directes 60’000 euros pour qu’elles se retirent de
la procédure. Mais le procès de Turin, que l’on
peut suivre sur le site http://asbestosinthedock.ning.com, n’est
évidemment pas qu’une affaire italienne et possède
des enjeux internationaux. Un aspect qu’évoquent deux des
avocats des parties civiles.

Pourquoi ce procès des hauts dirigeants d’Eternit est-il si important ?

Me Sergio Bonetto : La
mise en examen des propriétaires et actionnaires d’Eternit
au moment des faits revêt une importance considérable pour
trois raisons. Par le nombre impressionnant de plaintes reçues,
ce procès rend lisible l’ampleur du drame de
l’amiante. Pour la première fois, ce sont de hauts
dirigeants qui comparaîtront, et non plus des directeurs italiens
ou suisses. Enfin, ce procès a également une dimension
internationale : Eternit, c’était 72 centres de
production, répartis dans le monde entier, que
s’étaient partagé ces grandes familles suisse,
belge et française !
Me Jean-Paul Teissonnière :
Nous considérons que la catastrophe de l’amiante est une
catastrophe mondiale, qu’il faut traiter aussi à
l’échelle internationale. N’oublions pas que, en
même temps que le procès de Turin, en France des
procédures pénales sont en cours d’instruction.

Quand ce procès aura-t-il lieu ?

Me Bonetto : Le
procureur Raffaele Guariniello, qui dirige la section
spécialisée dans les délits du travail et a
instruit l’affaire, a clos l’instruction en août
dernier. Le procès devait avoir lieu au printemps. Il a
été retardé à cause d’un terrible
accident du travail, dont s’est trouvé chargé le
procureur Guariniello : chez Thyssen-Krups, sept ouvriers ont
péri brûlés en quinze minutes. Le procès
devrait donc commencer vers la fin de l’année et se
déroulera dans un contexte émotionnel très fort.

On imagine que la partie sera rude ?

Me Bonetto : Stephan
Schmidheiny, qui vit au Costa Rica, est la cinquième fortune
suisse. Un staff d’une dizaine d’avocats travaillent
à plein temps pour lui. Pour nous, il y a vingt ans de travail.
Nous avons un dossier solide. Pour leur malchance, les industriels
suisses sont des gens méticuleux : tout était
noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves
qu’en Suisse tous les échantillons d’amiante
étaient contrôlés et que les productions
étaient paramétrées en fonction des normes
d’empoussièrement, variables selon les pays.

En France, contrairement à l’Italie, maintes
condamnations d’industriels pour faute inexcusable ont
été prononcées par les tribunaux des affaires de
la Sécurité sociale. Le fonds d’indemnisation des
victimes de l’amiante fonctionne. Qu’attend-on d’un
procès au pénal qui, par ailleurs, tarde à
venir ?

Me Teissonnière :
Au-delà du problème de l’indemnisation,
l’enjeu d’aujourd’hui est de traiter la
délinquance industrielle comme on a traité la
délinquance routière. La délinquance
routière reste une délinquance d’imprudence, la
délinquance industrielle est une délinquance de
négligence intéressée. Les Anglo-Saxons ont
déjà défini la notion de crime lucratif. Avec
l’amiante, nous sommes dans le domaine du crime lucratif. Il faut
d’importants moyens pour mener de telles instructions, et le
pôle de santé publique, que dirige le juge Marie-Odile
Bertella-Geffroy, en manque, c’est évident.

Vous comptez sur un effet dissuasif ?

Me Teissonnière :
L’indemnisation des victimes est un progrès du point de
vue du droit social, mais, le risque amiante ayant été
réparti sur l’ensemble des entreprises y compris sur
celles qui ne travaillaient pas l’amiante, il y a une
déresponsabilisation des acteurs industriels. Cette
déresponsabilisation nuit à la prévention.
N’oublions pas qu’il existe d’autres toxiques qui
attentent à la santé des salariés. Il faut
qu’il soit dit qu’il y a des sanctions.
Me Bonetto : Des
sanctions conséquentes. Outre douze ans de prison, les
actionnaires et les administrateurs des sociétés risquent
1,5 million d’euros d’amende par décès. Il
faut que ce procès soit à hauteur du drame vécu
à l’échelon international. D’ailleurs, nous
sommes en train de préparer un forum permanent autour du palais
de justice de Turin, où nous accueillerons les
délégations de victimes de toutes les usines Eternit
pendant le procès, qui devrait durer deux ans.


Eternit, en pleine connaissance de cause

Dès le milieu du XXe siècle, la causalité est
établie entre amiante et cancer. Des rapports prouvent que tous
les industriels de l’amiante-­ciment étaient au
courant des risques sanitaires. Quelle ligne de défense viable
peut dès lors adopter Eternit ?

    Il est difficile d’imaginer une ligne de
défense pour Eternit dans la mesure où ils
étaient, d’une manière générale, au
cœur du lobby en faveur de l’amiante : ils
connaissaient parfaitement la toxicité de la fibre et se sont
organisés pour retarder la diffusion de ces connaissances. Ils
ont continué le plus longtemps possible à
l’utiliser dans des conditions de coût minimal,
c’est-à-dire dans des conditions
d’insécurité maximale pour les travailleurs. 

    J’imagine qu’Eternit va soutenir que la
connaissance du danger est intervenue de façon plus tardive que
ce qui a été démontré par les
différentes expertises. Je doute du succès de ce
plaidoyer, car l’industrie de l’amiante-ciment connaissait
la teneur de ce danger. Elle a caché la vérité et
a même continué, en toute connaissance de cause, à
utiliser l’amiante dans des conditions extrêmement
dangereuses. 


Me Teissonière
dans un entretien publié dans le dossier amiante de l’Institut syndical européen (http://hesa.etui-rehs.org/fr/dossiers/dossier.asp)