Brésil: la machine à faire des inondations

Brésil: la machine à faire des inondations

Les récents glissements de
terrain au Brésil ont connu un écho médiatique
inhabituel en Suisse, la ville endeuillée de Nova Friburgo
étant à l’origine une colonie helvétique.
L’article qui suit permet de comprendre l’origine
réelle de ce genre de catastrophe meurtrière.

Les tragédies découlant de causes naturelles sont
inévitables et elles vont s’aggraver avec le
réchauffement planétaire qui est actuellement un fait
indiscutable. Un service d’alerte de haut niveau peut
réduire les problèmes comme le montrent des exemples de
sociétés moins inégales et qui contrôlent,
jusqu’à un certain point, l’occupation du
territoire. Même au Brésil, il y a des solutions
techniques viables, y compris si on prend en compte cet héritage
historique de l’occupation informelle du sol. Mais il n’y a
pas de solution tant que la machine à faire des inondations et
des effondrements – le processus d’urbanisation –
n’est pas arrêtée. […]

    La cause principale de ces tragédies tient
à l’absence de contrôle sur l’usage et
l’occupation adéquate du sol. Cela paraît simple,
mais c’est extrêmement complexe, car contrôler
l’occupation de la terre quand une grande partie de la population
est expulsée de la campagne ou attirée par les villes,
mais n’y trouve pas de place, c’est impossible.

    Contrôler l’occupation de la terre quand
celle-ci est le rouage central monopolisé d’un
marché générateur d’exclusion sociale
(restreint à peu de gens, malgré son récent
élargissement dû aux programmes de l’État
fédéral) et drogué aux profits spéculatifs
sans freins, ce n’est pas faisable.

    Les travailleurs·euses migrants et leurs
descendants ne trouvent pas d’autre solution pour
s’installer que d’occuper illégalement la terre et
d’y bâtir des habitations précaires, sans observer
quelque loi que ce soit et sans connaître la moindre technique en
ce qui concerne la stabilité des constructions.
L’échelle de cette production illégale de la ville
par les pauvres (c’est-à-dire la majorité de la
population brésilienne) est rarement mentionnée.

Un phénomène de masse

Dans les capitales les plus riches, il s’agit d’un quart
à un tiers de la population – São Paulo, Belo
Horizonte, Porto Alegre – de la moitié à Rio de
Janeiro et plus encore dans les capitales nordestines. Dans les
municipalités périphériques des régions
métropolitaines, cette proportion peut dépasser
70 % et même 90 %. Des zones vulnérables,
couvertes par la législation sur l’environnement,
dédaignées (généralement) par le
marché de l’immobilier, voilà les zones qui
« restent » pour ceux qui n’ont pas de
place dans les villes formelles, ni même dans les immeubles vides
des vieux centres urbains, dont le nombre est si important qu’ils
suffiraient pour combler une grande partie du déficit en
habitations de chaque ville.

    Mais, quand un groupe de sans-logis occupe un
immeuble vacant qui le plus souvent cumule un retard
d’impôts qui se compte en millions de reais de taxe
foncière, dans le centre de la ville formelle, l’action du
pouvoir judiciaire, lorsqu’elle est sollicitée, ne se fait
pas attendre : le commandement de déguerpir arrive vite
[…]. Pendant ce temps-là des millions de personnes, oui
des millions, occupent les zones à environnement
protégé : zones de protection des ressources en
eau, les abords inondables des rivières, la berge des petits
cours d’eau, les zones humides, les dunes, des coteaux
déboisés, etc. […]

    Les autres forces qui orientent la croissance des
villes au Brésil sont très liées à cette
logique de valorisation immobilière, à l’exception
de l’automobile qui occupe une place particulière. Au
côté du capital immobilier, les grandes entreprises de
travaux d’infrastructure orientent le destin des villes quand
elles font pression sur les budgets publics (via les
conseillers·ères municipaux,
député·e·s, sénateurs·trices
ou gouvernant·e·s) pour garantir certains projets qui
peuvent servir au représentant du pouvoir en exercice comme une
manière de « marquer » sa gestion. Ce
sont ces chantiers qui déterminent le processus
d’urbanisation, bien plus que les lois et schémas
directeurs, car ce que nous avons, en général, ce sont
des chantiers sans schémas et des schémas sans chantiers.
[…]

    Les chantiers routiers et autoroutiers sont
prioritaires parce qu’ils sont visibles et, évidemment,
pour conforter le primat de l’automobile, l’autre motif
principal de la faillite de nos villes. Les dégâts
causés par le modèle de mobilité basé sur
les voies à grande circulation, ou plus exactement par les
automobiles, on ne les connaît que trop : mépris
pour le transport collectif, ignorant la croissance des trajets
à pied, coût élevé des embouteillages aux
heures de pointe, vies fauchées dans les accidents dont le total
vaut celui des victimes d’une guerre civile, maladies
respiratoires et cardiaques dues à la pollution de l’air,
contribution au réchauffement de la planète et, ce qui
nous intéresse ici particulièrement,
imperméabilisation du sol.

[…] Les travaux de drainage offrent un exemple des erreurs
d’une certaine ingénierie qui, au lieu de résoudre
les problèmes, en crée. Pendant des décennies, les
entreprises se sont occupées de boucher
(« canaliser », disent-elles) les cours
d’eau et de construire au-dessus des avenues, ce qui
imperméabilise les sols et fait que les eaux
s’écoulent plus rapidement vers les déversoirs des
rivières. Maintenant, quand il s’agit de retenir
l’eau, c’est par les grands bassins, très en vogue,
qu’on pense le faire. Un mal nécessaire, mais ce
n’est jamais qu’un palliatif puisqu’on continue
à imperméabiliser le sol et à l’occuper de
manière incontrôlée. […]

Erminia Maricato
architecte, professeure à la Faculté
d’architecture et d’urbanisme de l’Université
de São Paulo ; secrétaire à l’Habitation de
São Paulo (1989–1992) et secrétaire
exécutive du Ministère des Villes (2003–2005).
Traduction du brésilien par Jean-José Mesguen.