En t’avouant que tu nous manques…

En t’avouant que tu nous manques…

Reléguée en
dernière page du « Monde », la
nouvelle n’a pas fait la Une, c’est le moins que l’on
puisse dire. Le ministre de la culture, Frédéric
Mitterand, s’est à peine fendu d’un
communiqué. Allain Leprest a mis fin à ses jours, le 15
août dernier. Avec lui s’éteint sans doute le
dernier grand poète de la chanson française.

Une voix éraillée, profonde, émouvante. Une
silhouette en ombre chinoise. La dégaine de celui qui
« la voyait danser, danser, la gitane sur le paquet des
cigarettes de papa » ; de celui qui voulait que
« ce soit enfin demain la veille (…) le temps de
finir la bouteille ». On se souviendra d’Allain
Leprest debout, dans un halo de lumière, face à son
public. A ses côtés, un long piano noir, celui de Nathalie
Miravette, de Jean Louis Beydon ou de Léo Nissim. Frisson,
spleen, chagrin, peur, doute, douceur, ce sont les animaux familiers
d’un quotidien dont il a su se faire l’interprète.
Allain Leprest est nu, l’émotion à fleur de mots,
le « chœur en gyrophare »…

« Naufragé de naissance »

Né le 3 juin 1954 dans le Cotentin, au moment où
« les femmes rongeaient leurs poings, leurs mecs allaient
se battre ». Il est fils de menuisier, enfant
d’ouvrier, de la rue et des
banlieues. « L’autocar du collège ne
passant pas par Opéra », il commence donc à
18 ans un apprentissage de peintre en bâtiment. Un long chemin de
tempêtes le mène néanmoins de son premier recueil
de poèmes (Tralahurlette) au Printemps de Bourges, en 1985.
« Je fais mes chansons, dira-t-il, comme mon père
menuisier faisait ses chaises, en artisan exigeant et l’atelier
du fils, c’est la rue, la banlieue, les journaux du
matin ». Interprète flamboyant
– « foudroyant » (Claude
Nougaro) – Allain Leprest a « un mal
énorme avec les temps musicaux » et avec la rigueur
qu’ils impliquent. Son art, il le veut fluide, en accord avec la
vie et avec ses émotions. Ses inspirations : Brassens,
Brel, Ferré, Ferrat. Ses armes : des crayons et du
papier… qui s’envole.

    Les médias ne lui prêtent (presque)
aucune attention. Leprest est un créateur, un inventeur, il
refuse d’enfoncer des portes et de sourire bêtement aux
caméras. Et puis surtout, c’est un fidèle des
petites salles qu’il aime – et qui l’aiment –,
où il a fait ses premiers pas, avec lesquelles il ne cesse de
dialoguer et de (se) chercher. Il reviendra ainsi souvent à
L’Esprit Frappeur de Lutry, la salle mythique d’Alain
Nitchaeff : c’est là que certaine.s d’entre
nous ont eu la chance, le bonheur et le privilège de le
rencontrer.

« J’habite des cieux sans bornes »

Militant communiste à la fibre libertaire, il avait clairement
choisi son camp : « On prête
généralement au chanteur, vaguement, une
sensibilité de gauche, un cœur qui battrait d’une
manière presque physiologique à gauche, je pense que mon
choix est un peu plus aigu ». « Pacifiste
inconnu », allergique à toute forme
d’autorité, profondément généreux, il
défendra toujours les valeurs humaines essentielles :
l’amour, la sensibilité aux émotions, le respect du
vécu, le refus de ce qui nous écrase… Chanteur
nostalgique non, mais orphelin d’un temps où
l’engagement correspondait à un véritable horizon
d’attente.

    Il chantera Gagarine en écho à la
chute finale du rêve soviétique, comme personne
n’aurait pu le faire : « Des requins
lèchent tes hublots / En haut, en bas, tout est à
l’eau / En haut, en bas, tout est à vendre /
T’ouvres un sourire sur ton scaphandre / Avec une clé
d’boîte à sardines / Good bye
Gagarine ».

    Très affaibli par un cancer du poumon, on le
sentait au bout du chemin. Mais imperturbable, il poursuivait ses
pérégrinations poétiques et musicales. Il
continuait à se produire en public, usant parfois du pied de son
micro comme d’une béquille, à l’écoute
(et quelle écoute !) d’un temps qui
n’était déjà plus le sien. On le disait en
rémission…

    « Eh, señorita SEITA / Ce soir,
je vais craquer pour toi / L’accordéon de mes poumons /
Sur cette fine silhouette / Et ses castagnettes muettes / Dans la nuit
noire du goudron / Viens me donner à la tétine / Ces
paroles de nicotine / Qui mettent ma gorge au supplice / Quand cent
mille bouches te baisent / Du bout filtre jusqu’à la
braise / Dans un champ de papier maïs / Descend jusqu’au
fond du mégot / Chanter du rocko-flamenco / En grattant mes
cordes vocales / Danser les pieds nus dans la cendre / Allumer ma
bouche et entendre / Battre mon coeur de caporal / O belle brune qui se
fume / Dans ce siècle où tout se consume / Entre nos
doigts jaunes et se jette / O toi qui portera mon deuil / Demain
couché dans le cercueil / De mon étui de
cigarettes » (La Gitane). 

Stéfanie Prezioso


A écouter absolument

« Il pleut sur la mer »
« Je viens vous voir »   
« Nu »               
« Good Bye Gagarine »
« J’étais un gamin laid »
« J’ai peur »   
« C’est peut-être »   
« Arrose les fleurs »   
« Donne-moi de mes nouvelles »   
« Le Chagrin »   
« Le Temps de finir la bouteille »   
« Une valse pour rien »   
« Pauvre Lelian »
« Arrose les fleurs »
« La java Saravah »
« Le Mime »   
« Y’a rien qui se passe »
« La Gitane »               

A voir

« Gitane »
(www.youtube.com)
« Donne-moi de mes nouvelles »
(www.youtube.com)
« Y’a rien qui se passe »
(www.jukebo.fr/allain-leprest)
« Nu »
(www.youtube.com)
« Il pleut sur la mer »
www.youtube.com
« Le temps de finir la bouteille »
(www.jukebo.fr/allain-leprest)
« Martainville »
(www.youtube.com)