Contre l'«économie verte»

Ci-dessous un texte de position s’inscrivant dans le cadre de la campagne contre l’« économie verte » lancée lors du Forum social thématique de Porto Alegre, qui vise une large mobilisation internationale en juin 2012, dans la perspective du «Sommet des peuples pour la justice sociale et écologique, contre la marchandisation de la vie et pour la défense des biens communs», qui aura lieu parallèlement à la conférence officielle, à Rio de Janeiro, du 15 au 23 juin. Signé par des ONG françaises il se dresse contre l’extension contre-nature de la marchandisation capitaliste. Dans la même direction et dans un deuxième texte récent, notre camarade belge, l’écosocialiste Daniel Tanuro, critique l’idée qu’une solution même partielle des problèmes sociaux et écologiques pourrait résulter d’une quelconque relance de la croissance dans le cadre de ce système. (PV)

Du 20 au 22 juin 2012 se tiendra à Rio de Janeiro la prochaine Conférence des Nations unies pour un développement durable. Vingt ans après le Sommet de la Terre de Rio en 1992, la dégradation écologique s’est accélérée, les inégalités se sont creusées et la crise actuelle, à la fois financière et économique, climatique, écologique, sociale mine les démocraties. Mais loin de faire le bilan, le projet de déclaration de cette Conférence, intitulé « Le futur que nous voulons », entend faire la promotion de « l’économie verte » présentée comme la solution aux multiples dimensions de la crise et à la mise en œuvre des objectifs de développement durable. Cette « économie verte » n’est qu’un prolongement du modèle actuel et ne fera qu’approfondir les crises au lieu de les résoudre. Ça suffit ! Mobilisons-nous tous ensemble pour faire entendre nos voix et faire valoir nos alternatives ! […]

 

Une « économie verte » dans un contexte de crises

 

Deux thèmes sont à l’agenda des discussions des Etats à Rio : « une économie verte dans le contexte du développement durable et de l’éradication de la pauvre té »; « un nouveau cadre institutionnel pour le développement durable ». Alors que le concept de développement durable voulait être un compromis entre les exigences écologiques de durabilité, celles de justice sociale et celles du développement, compromis qui s’est avéré intenable dans le monde actuel, la promotion de cette « économie verte » privilégie les logiques éco­no­miques et financières de rentabilité, au détriment des choix politiques, de la justice sociale et de la durabilité.

     Les propositions actuellement discutées sur la gouvernance mondiale montrent que les Nations unies ont renoncé à assumer leur rôle politique visant à assurer une coopération internationale au service des peuples, construite autour d’objectifs clairs et contraignants. Leur « gouvernance» se réduit à la mise en place d’un cadre institutionnel et juridique dont ont besoin les acteurs économiques et financiers pour faciliter et sécuriser leurs investissements et leur profitabilité dans l’« économie verte ». Le pouvoir grandissant des multinationales et des groupes de pressions industriels fait craindre leur plus grande immixtion dans les décisions onusiennes, à l’image du Forum Mondial de l’Eau dont Suez et Véolia sont à l’initiative. Dans ce cadre, on peut douter de la pertinence de la proposition de certains pays, dont la France, de doter l’ONU d’une Organisation mondiale de l’environnement (OME), alors que cette dernière n’aura ni moyens ni possibilité de faire du droit de l’environnement un droit supérieur au droit commercial et financier.

         En outre, les promoteurs de cette « économie verte » affirment vouloir dissocier la croissance économique de la détérioration de l’environnement. Au nom de la conservation de la biodiversité, de la purification de l’eau (filtrage), de la pollinisation des plantes, de la protection des forêts et de la régulation du climat (stockage du carbone), ils considèrent comme essentiel de donner un prix aux fonctions écologiques qu’assurent les plantes, les animaux et les écosystèmes et de les transformer en « services » compartimentés, monétarisés et échangeables sur les marchés. Cela suppose la création de nouveaux droits de propriété sur les biens naturels et l’instauration de nouveaux marchés et instruments finan­ciers (appelés « financements innovants »), supposés assurer la régulation des écosystèmes.

         Cette « économie verte » est affichée comme une « gestion durable » de la nature et de la planète. Mais elle se résume en réalité à une vision de la nature comme capital à gérer de la manière la plus efficiente et comme un patrimoine à faire fructifier, ce qui présente de nombreux dangers pour les peuples et l’environnement. En pleine crise financière, cette «économie verte» n’est pas seulement une opération de greenwashing, mais une volonté d’étendre le modèle économique néolibéral capitaliste à de nouveaux domaines. C’est une nouvelle étape dans la marchandisation et financiarisation de la vie en incluant la nature et ses fonctions dans le cycle du capital. Les populations locales subiront de plein fouet les impacts sociaux et environnementaux de cette nouvelle offensive d’appropriation des biens communs naturels. Leur « économie verte » abandonne, à ces logiques économiques d’exploitation du «capital naturel», tout objectif social, de création d’emplois et de choix d’investissement dans les services publics et l’accès aux biens communs.

         Cette « économie verte » est déjà à l’œuvre et a déjà montré son échec et ses méfaits : marchés du carbone, agrocarburants, biopiraterie, etc. Elle ne résoudra fondamentalement aucune des multiples crises du monde actuel, ne répondra pas aux causes structurelles des inégalités et de la pauvreté, ni au chaos climatique et à la destruction de la biodiversité. Au contraire, elle les aggravera en perpétuant le modèle productiviste, construit sur la surexploitation des ressources naturelles, et qui bafoue les droits humains. Elle détourne la science et la recherche, et dévalorise les alternatives fondées sur les expériences et les savoirs locaux. Cette vision nourrit la croyance en des mécanismes de marché et des outils technoscientifiques (biotechnologies, technologies de synthèse et géo-ingénierie) pour assurer une croissance illimitée. Alors que les crises financières et économiques font des ravages, les populations sont privées des possibilités et capacités de prendre les décisions nécessaires pour s’engager sur un chemin de transition démocratiquement défini, juste socialement et soute- nable sur le plan écologique.

 

 

Le futur que nous voulons

 

Partout sur la planète, des résistances sociales et environnementales et des expériences de transition interrogent et mettent à mal ces logiques, tout en préfigurant l’alternative : réappropriation des biens communs (ex : luttes pour le droit à l’eau et à l’assainissement pour tous?; accès aux savoirs)?; expériences de transition énergétique avec une consommation sobre et efficace correspondant aux réels besoins et un abandon de l’énergie nucléaire?; relocalisation d’activités prioritairement à usage local et circuits courts de distribution et diffusion?; souveraineté alimentaire et pratiques agroécologiques?; monnaies locales, … Pour étendre et généraliser ces pratiques, et plus généralement financer la transition écologique et sociale au Nord comme au Sud, il n’y a pas d’autres solutions que de s’affranchir du pouvoir des multinationales et des secteurs financiers. C’est pourquoi nous affirmons que les biens naturels, tels que l’eau, les sols, l’air, etc. ne sont pas des marchandises et encore moins des actifs financiers. Ce sont des biens communs !

     Face à la crise multidimensionnelle que nous vivons, dans un contexte d’extrêmes inégalités et de politiques d’austérité destructrices, nous voulons un changement profond de nos modes de production, de nos modes de vie basé sur la sur­consom­mation, et de notre relation à la planète. Nous voulons une réelle transition pour des sociétés soutenables, qui assurent la justice sociale et écologique, qui remplacent la course effrénée à la croissance par le bien vivre et la sobriété, qui redonnent du sens au travail et assurent la création d’emplois décents, qui retrouvent une agriculture paysanne et la souveraineté alimentaire, au lieu de sociétés qui se livrent une guerre sans fin pour l’accès et pour le contrôle des biens naturels. Nous affirmerons à Rio de Janeiro que le futur que nous voulons doit être celui d’une société des biens communs, fondée sur la reconnaissance des droits, le principe de partage et donnant priorité à la vie.

 

 

Sommet des peuples à Rio, journée mondiale d’actions, mobilisations en France

 

Une vaste coalition de près de 400 organisations brésiliennes rassemblées dans un comité brésilien de la société civile organise un « Sommet des peuples pour la justice sociale et écologique, contre la marchandisation de la vie et pour la défense des biens communs», parallèlement à la conférence officielle, à Rio de Janeiro, du 15 au 23 juin. Le 20 juin, à l’occasion de l’ouverture de la Conférence des Nations unies, sera une journée mondiale d’actions décentralisées.

         Nous appelons toutes les organisations, associations, collectifs citoyens, à contribuer à la réussite de ces initiatives. Nous appelons à la multiplication des initiatives et dynamiques citoyennes en amont et en écho à ce Sommet des peuples, pour déconstruire le discours sur l’ « économie verte », alerter sur les enjeux de la Conférence et montrer qu’un autre futur est possible !

         Dans cette perspective, nous lançons en France une campagne pour affirmer haut et fort que la nature n’est pas une marchandise, pour partager nos analyses et pour décrypter cette « économie verte ». Nous le ferons à partir des luttes actuelles, telles que les mobilisations contre les gaz et huiles de schistes, les grands projets inutiles, le nucléaire, l’agro-industrie, et pour la justice sociale et écologique, etc. A leur « économie verte », nous opposerons nos propositions et expériences alternatives pour d’autres pro- jets de sociétés fondés sur le partage et les solidarités. Nous appelons l’ensemble de la population à se saisir de ces enjeux et à participer à ces initiatives. […]

     Leur « économie verte » est un futur dont nous ne voulons pas. La nature n’est pas une marchandise, c’est un bien commun. Pour nos droits et les droits de la nature, pour la justice sociale et écologique, d’autres mondes sont possibles et nécessaires, ré­inventons-­les ici et maintenant, à Rio de Janeiro et ailleurs ! 7

 

Signatures: Adéquations, Agir pour l’environnement, Aitec-Ipam, Artisans du Monde, Attac-France, Bizi!, Confédération paysanne, CRID, Developpement Local et Synergies, Emmaüs International, Fondation Copernic, Fondation Femmes Africaines, Fondation Sciences Citoyennes, France Libertés, Fédération Syndicale Unitaire, Les Amis de la Terre, Mémoire des luttes, Réseau «Sortir du nucléaire», Union syndicale solidaires, Université Nomade…

 

 

à l’ordre du jour: la relance…de la destruction sociale et écologique

 

La croissance a refait surface dans le discours politique. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) la réclame depuis plusieurs années. François Hollande en a fait un thème majeur de sa campagne électorale. Les sociaux-démocrates la demandent dans tous les pays, notamment en Allemagne. La droite s’y met également, notamment par la bouche de Mario Draghi – le président de la Banque Centrale Européenne – et d’Herman Van Rompuy – le Président du Conseil. Même Angela Merkel concède du bout des lèvres que l’austérité ne suffit pas, il faut relancer la croissance…

 

 

Dans le contexte des réformes

 

La CES a tort de voir de se réjouir de ces développements (1) : c’est de relance dans le cadre de l’austérité néolibérale qu’il s’agit. Limitée par l’ampleur des déficits et soumise à la loi du profit, cette très hypothétique relance ne supprimera pas le chômage de masse, servira de prétexte à de nouvelles attaques antisociales et antidémocratiques, et aggravera la crise écologique. Plutôt que de se laisser abuser par les effets d’annonce de ce (mini) changement dans la continuité, il faut y voir un encouragement à intensifier la lutte et construire des rapports de forces en vue d’une alternative digne de ce nom : un autre modèle de développement, à la fois social et écologique, basé non sur la croissance mais sur le partage du travail et des richesses, dans le respect des limites environnementales.

     «Il y a maintenant un consensus de plus en plus net sur le fait qu’il faut en faire plus pour créer de la croissance et des emplois dans le contexte des réformes budgétaires et structurelles» engagées en Europe. Cette déclaration du Président Obama au récent sommet du G8 montre clairement les limites des gesticulations sur la relance. Le fond du problème en effet est l’impasse profonde dans laquelle patauge le système capitaliste mondial. Cette impasse peut être schématisée par une formule simple: d’une part il n’est pas possible de revenir au modèle keynésien des Trente Glorieuses (étant donné la masse des dettes, cela nécessiterait une redistribution radicale des richesses)?; d’autre part le modèle néolibéral qui a permis de rétablir spectaculairement le taux de profit a déraillé en 2008 et ne peut pas être remis en route (parce que la hausse de l’endettement ne permet plus d’assurer des débouchés artificiels au capital).

     Il faudrait un troisième modèle, mais il n’y en a pas, le capitalisme n’existe que sous ces deux variantes : soit la régulation, soit ce que Michel Husson a fort élégamment appelé le « pur capitalisme » (2). Dès lors, les classes dominantes, en particulier en Europe, n’ont d’autre solution que la fuite en avant néolibérale, c’est-à-dire la destruction implacable des restes de « l’Etat providence », ce qui, vu la résistance sociale, nécessite à son tour le glissement rapide vers un régime politique semi-­despotique. C’est uniquement dans la mesure où cette vaste offensive de régression sociale et démocratique livrera les résultats escomptés que des marges budgétaires seront disponibles pour la dite « politique de croissance ». C’est cela qu’Obama veut dire lorsqu’il précise que cette politique est à mener «dans le contexte des réformes budgétaires et structurelles». Les indications données par Mario Draghi explicitent ce dont il s’agit : réforme du marché du travail, réduction du « coût salarial », flexibilité et précarité accrues, allongement de la carrière professionnelle…(3)

 

Des marges ? Quelles marges ?

 

Il serait criminel de s’y tromper : c’est la guerre qui continue. Une guerre de classe impitoyable, comme l’a reconnu le milliardaire américain Warren Buffet. Elle n’est pas près de se terminer. Vu l’énorme masse de dettes privées transformées en dettes publiques, vu la résistance à laquelle le monde du travail est acculé et vu la profonde crise du régime politique qui gagne tous les pays les uns après les autres, les marges budgétaires disponibles pour la relance ne peuvent être que très limitées.

     A supposer que l’Allemagne consente (ce serait étonnant) à mutualiser les dettes à travers un mécanisme d’euro-obligations, ces eurobonds n’apporteraient guère de marge de manœuvre, car ils renchériraient les coûts de financement des pays « sains » du Nord de l’Europe autant qu’ils allégeraient ceux des pays malades du Sud du continent. Quoi d’autre ? Laisser filer les déficits ? Lâcher la bride à l’inflation ? Les « marchés » s’y opposent, et ils ont les moyens d’imposer leurs volontés. Les « project bonds » avec lesquels la Commission européenne veut financer des projets transeuropéens de transport, d’énergie et d’innovation  Ils ne dégageraient que 230 milliards d’Euros. La recapitalisation de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) ? Elle n’est envisagée qu’à hauteur de 10 milliards d’euros… Or, des sommes de cet ordre sont totalement insuffisantes au financement du vaste plan d’investissements publics qui pourrait contribuer à venir à bout du chômage structurel massif.

Ne pas oublier « l’autre crise »

Dans ce contexte, la gauche a tendance à oublier quelque peu la crise écologique. Vu l’urgence sociale, c’est une erreur bien compréhensible, mais il s’agit cependant d’une erreur sérieuse. Il s’agit en effet de ne pas perdre de vue que les contraintes écologiques constituent un facteur majeur et radicalement nouveau de la situation sociale. Un facteur incontournable car une stratégie sociale et économique qui n’offrirait pas en même temps une issue à la destruction environnementale confronterait immanquablement les exploité-e-s à des problèmes et des souffrances supplémentaires.

     De quoi s’agit-il ? En premier lieu de l’angoissant défi climatique/énergétique. Rappelons brièvement les données qui ressortent des rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC). Pour avoir 50 % de chance de ne pas trop dépasser 2°C de hausse de la température de surface de la Terre, il convient de remplir simultanément les conditions suivantes :

 

– Réduire de 50 à 85 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050?;

– Entamer cette réduction au plus tard en 2015?;

– Réduire de 80 à 95 % par rapport à 1990 les émissions absolues de gaz à effet de serre des pays développés d’ici 2050, en passant par une étape de 25 à 40 % d’ici 2020?;

– Réduire de 15 à 30 % les émissions relatives des pays en développement (par rapport aux projections « business as usual »).

 

Pour prendre la mesure de ce que cela implique, trois éléments doivent être pris en compte : 1 le dioxyde de carbone est le principal gaz à effet de serre?; 2 ce CO2 est le produit inévitable de toute combustion de combustibles carbonés, notamment des combustibles fossiles?; 3 ces combustibles fossiles couvrent 80 % des besoins énergétiques de l’humanité.

     Dès lors, éviter un changement climatique irréversible (à l’échelle humaine des temps) n’est possible que par un « phasing out » accéléré du charbon, du gaz naturel et du pétrole. Cela nécessite non seulement une formidable transition mondiale vers les énergies renouvelables mais aussi une reconversion des industries pétrochimiques, puisqu’elles sont basées sur le pétrole en tant que matière première.

     Le potentiel technique des énergies renouvelables est amplement suffisant pour réussir cette transition énergétique, mais leur potentiel économique (c’est-à-dire leur compétitivité par rapport aux fossiles) est et restera fort probablement insuffisant pendant deux à trois décennies. De plus, la transition requiert de gigantesques investissements dans un nouveau système énergétique décentralisé, ces investissements nécessitent de l’énergie et cette énergie, en début de transition… est majoritairement fossile, donc source d’émissions supplémentaires de gaz à effet de serre…

Relance… de la destruction écologique

 Conclusion : le capitalisme vert est aussi illusoire que le capitalisme social, et la combinaison des deux relève du wishful thinking pur et simple. Vu l’impératif de la compétitivité et dans un contexte de concurrence, la relance de la croissance capitaliste n’impliquerait pas seulement une accentuation drastique de l’offensive d’austérité néolibérale et un recul concomitant des droits démocratiques, mais aussi une véritable catastrophe éco-sociale d’une ampleur telle que l’imagination peine à en cerner les contours.

     Il ne s’agit pas ici de développer des eschatologies, mais de prendre au sérieux les projections d’impact réalisées sur base des modèles climatiques, en précisant que celles-ci sont inférieures à la réalité des phénomènes observés. Sur base des engagements actuels des gouvernements (mais seront-ils respectés ?), on peut projeter une augmentation de la température de 3,5 à 4°C dans les quatre-vingts années qui viennent, par rapport à l’ère préindustrielle. Cela fait craindre notamment une hausse d’un mètre ou plus du niveau des océans d’ici la fin du siècle, une intensification drastique des problèmes d’accès à l’eau douce (qui frappent déjà un milliard de personnes environ), une multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, une perte nette de la productivité agricole à l’échelle mondiale et un déclin accru de la biodiversité. Plus d’un milliard d’êtres humains seront ainsi confrontés à un durcissement de leurs conditions d’existence, et plusieurs centaines de millions seront menacés dans leur existence même. L’immense majorité de ces victimes seront – sont déjà – des pauvres des pays pauvres… qui ne portent pas ou peu de responsabilité dans le changement climatique.

  

Un autre modèle de développement

 

L’idée qu’une solution même partielle des problèmes sociaux et écologiques pourrait résulter d’une relance de la croissance est donc à abandonner. C’est le contraire qui est vrai. En particulier, la plaie du chômage de masse permanent – 24 millions de sans-emploi recensés dans l’UE ! – n’est nullement le produit d’un manque de croissance économique : elle résulte de la politique néolibérale qui veut que les gains de productivité sont utilisés pour grossir les profits des actionnaires, et pas pour réduire le temps de travail. Quant à la transition énergétique, elle ne découlera pas d’un mythique capitalisme vert – forcément néolibéral – mais uniquement d’un plan public volontariste d’investissements dans l’efficience énergétique et les renouvelables. Or, dans les délais prescrits par le GIEC, un tel plan n’est pas sérieusement envisageable sans l’annulation de la dette illégitime ainsi que l’appropriation publique des secteurs de la finance et de l’énergie, par des nationalisations sans indemnité ni rachat des gros actionnaires.

     Il faut donc rompre avec le néolibéralisme… mais celui-ci est le seul capitalisme réellement existant aujourd’hui. Ce qui est à l’ordre du jour, et peut donner une perspective aux luttes, c’est l’élaboration d’un modèle de développement complètement différent, à l’échelle de l’Europe. Un modèle écosocialiste. Il implique, pour rester sur l’exemple de la lutte contre le chômage, d’oser poser comme point de départ que la création d’emplois passe par la redistribution radicale des revenus, et pas par la croissance. Donc par un affrontement avec le capital, pas par sa « relance ».

     Sur le plan environnemental, dans les pays développés, ce modèle de développement passe par le partage des richesses, pas leur augmentation. Il faut même aller plus loin, et oser le mot « décroissance ». Certes pas au sens politico-­philosophique que certains donnent à ce terme, mais au sens littéral. En effet, pour les raisons exposés ci-dessus, le « phasing out » des combustibles fossiles en deux générations n’est pas réalisable dans ces pays sans une diminution de la production matérielle et des transports, ce qui implique notamment des choix politiques tels que la suppression des productions inutiles et nuisibles, une vaste relocalisation de l’économie, le passage à une agriculture organique de proximité, etc.

     C’est la combinaison de la crise écologique et de la crise sociale qui donne à la crise du capitalisme aujourd’hui une dimension systémique, « civilisationnelle » et historique absolument sans précédent. La gauche, dans son élaboration d’alternatives, se doit d’être à la hauteur de ce défi.  

Daniel Tanuro

 

Texte du 24 mai 2012, paru sur le site de la LCR (Belgique)

 


 

1  Dans un communiqué du 30.4.12, la CES écrit, à propos de la prise de position du Prés. de la Banque Centrale Européenne : «?En faisant cette proposition, Mario Draghi admet le point de vue défendu de longue date par la CES: l’austérité est une voie sans issue et l’assainissement des finances publiques ne peut être réalisé qu’au travers d’une relance économique et de l’emploi.»

2  Michel Husson, Un pur capitalisme, Ed. Page Deux, Lausanne, 2008.

3  Dans son communiqué cité plus haut, la CES se dit «en profond désaccord avec l’idée soutenue par la BCE de baser la croissance sur des réformes du marché du travail: des salaires en baisse et davantage de travail précaire ne produiront pas de relance économique», écrit-elle. En effet. Cependant, au lieu d’en tirer la conclusion anticapitaliste qui s’impose, la CES veut croire à la possibilité d’une relance «basée sur de bons salaires, le dialogue social et la promotion du modèle social européen». C’est se bercer d’illusions.