L'Egypte après le vote sur la constitution

Le projet de Constitution défendu par les islamistes au pouvoir en Égypte a été approuvé par 63,8 % des votant·e·s, avec toutefois un faible taux de participation de 32,9 %. Un résultat bien moindre que lors de précédentes consultations populaires : le référendum de mars 2011, les élections législatives de fin 2011 et l’élection présidentielle de juin dernier avaient vu la participation atteindre environ 50 %.

De plus, ces 32,9 % sont peu de chose comparés aux chiffres des pays qui ont connu un processus similaire de transition vers la démocratie, comme en Europe de l’Est et en Amérique latine, où l’électorat s’était mobilisé à 60, voire 70 %.

Cette baisse de la participation peut être interprétée comme le signe d’un manque de confiance croissant dans le processus démocratique et son absence de réels changements socio-économiques. Par ailleurs, les opposant·e·s s’insurgent aussi contre les dérives autoritaires et les tentatives de dominations de tous les rouages de l’Etat par les Frères musulmans (FM). 

Pour rappel, durant les manifestations contre le projet de constitution en décembre 2012, les FM n’ont pas hésité à utiliser des milices pour réprimer les manifestant·e·s et déloger les tentes des opposant·e·s aux abords du palais présidentiel?; d’après le quotidien égyptien Al-Masry Al-Youm, les manifestant·e·s arrêtés ont été envoyés dans des « salles de torture », en face du palais.

 

L’Etat des Frères musulmans

Au niveau politique, la quasi-totalité des nouveaux gouverneurs de provinces sont issus des FM, tandis que la nouvelle Constitution, boycottée par tous les secteurs de la société égyptienne exceptés les FM et les salafistes, tout en islamisant les lois et la société, avait surtout pour principal objectif de placer l’autorité du président et du gouvernement – ainsi que l’Assemblée constituante en charge de rédiger une nouvelle constitution pour l’Egypte – en dehors de tout contrôle, que ce soit celui de la justice ou d’une autre institution. C’est ce dernier élément qui a été le principal grief des manifestant·e·s contre le nouveau gouvernement, à savoir cette volonté de mainmise sur le pouvoir politique. De manière symbolique, plusieurs villes ont également déclaré leur indépendance du gouvernement des FM, comme la ville industrielle de Mahalla, symbole de la résistance ouvrière durant les années Moubarak et pendant la révolution.

En même temps, l’alliance entre les FM et l’armée, pilier de l’ancien pouvoir de Moubarak, n’a pas été remise en cause depuis la chute du raïs et se poursuit comme on peut le constater à la lecture des articles de la nouvelle Constitution qui garantissent les prérogatives de base de l’armée : budget secret, contrôle des officiers sur le ministère de la Défense, forte influence dans les décisions de sécurité nationale et droit de juger des civils devant des tribunaux militaires. Le président égyptien Mohamed Morsi a aussi accordé à l’armée, le 10 décembre, le pouvoir d’arrêter des civils, en lui demandant d’assurer la sécurité jusqu’à l’annonce du résultat du référendum.

Le gouvernement dirigé par les FM continue les politiques néolibérales sur le modèle de l’ancien régime; il est en négociation constante avec le FMI et autres institutions financières pour se voir accorder de nouveaux prêts dépassant plusieurs milliards. Une politique qui enferme la société égyptienne dans une nouvelle spirale d’austérité économique et de mesures néolibérales. 

 

Le recyclage des anciens responsables

En même temps, l’offensive contre les milieux sociaux et syndicaux refusant ces mesures est toujours plus forte. Les FM ont par exemple abandonné le projet de loi sur « les libertés des syndicats » qui a été finalisé en septembre 2011 et sont en train d’élaborer leurs propres lois bien plus réactionnaires pour limiter l’action des syndicats. L’adoption de la nouvelle Constitution et de son article 14, qui lie l’évolution des salaires à la production et non pas à la hausse des prix et à l’inflation, a consterné les syndicalistes. Des réserves ont également été exprimées au sujet des articles 63 et 70, qui permettent la réglementation par la loi de certains types de travaux forcés et du travail des enfants. En outre, l’article 53 stipule qu’il ne peut y avoir qu’un seul syndicat par profession, afin de freiner le mouvement syndical indépendant en pleine croissance.

Dans cette situation, les anciens membres du régime de Moubarak (feloul) se divisent. Certains ont rejoint le camp des FM et siègent comme ministres au gouvernement, tandis que d’autres ont rallié l’opposition comme Amr Moussa, qui a rejoint le Front du salut national, qui rassemble le libéral M. Baradei et le nassériste H. Sabbahi, ancien ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001, puis secrétaire général de la Ligue arabe de 2001 à 2011. Dans les deux cas, les révolutionnaires dénoncent la présence des feloul, qui retrouvent ainsi une nouvelle virginité.  

Le mot d’ordre est sans aucun doute celui de révolution continue, car les objectifs de la révolution «liberté, justice sociale et indépendance» sont loin d’avoir été réalisés et le gouvernement actuel en Egypte ne va pas du tout dans cette direction, bien au contraire. A bien des égards, dans plusieurs domaines, il est dans la ligne de ses prédécesseurs. La phrase du révolutionnaire français Saint-Just résonne aujourd’hui avec une actualité brûlante aux oreilles du peuple égyptien : «Ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau». La mise en garde est prise au sérieux, puisque des mobilisations importantes sont appelées début janvier et pour célébrer les deux ans de la révolution le 25 janvier.

 

Joseph Daher