Tunisie

Tunisie : Qui a commandité l'assassinat de Chokri Belaïd et pourquoi?

Le 12 mai dernier, nous avons interviewé Besma Khalfaoui, la veuve de notre camarade Chokri Belaïd, ex-porte-parole du Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution et principal dirigeant du Parti unifié des patriotes démocrates, lâchement assassiné devant son domicile à Tunis, le 6 février dernier. Elle nous a notamment expliqué où en était la recherche de la vérité sur ce crime odieux.

Pourrais-tu nous présenter l’IRVA?

 

Initiative pour la Recherche de la Vérité sur l’Assassinat de Chokri Belaïd, lancée le 25 avril par plusieurs personnalités nationales (juristes, journalistes, artistes, activistes de la société civile). C’est une initiative contre l’oubli et contre toutes les tentatives de marginalisation de cette affaire. Nous en faisons une cause centrale car il n’y aura pas transition démocratique avec un assassinat politique non élucidé. L’IRVA tient à participer à l’établissement de la vérité à travers les appels à témoins, les recueils de témoignages et la mise en perspective de ce crime dans l’histoire récente de la Tunisie. Elle veut veiller à ce que l’enquête soit menée de façon indépendante, impartiale, objective et exhaustive. Elle entend garantir que les résultats obtenus soient rendus publics et que les responsables de ce crime comparaissent devant la justice conformément aux standards internationaux du procès. Elle s’engage à diffuser l’information par la constitution de dossiers et l’utilisation de tous les supports accessibles pour rendre disponible les informations et données collectées. Elle compte initier et soutenir des actions en justice à tous les niveaux (national et le cas échéant régional et international). Elle va entreprendre les actions nécessaires afin de sensibiliser et mobiliser les organisations et personnalités nationales et internationales.

Quelle est la situation de l’instruction, 96 jours après la date de l’assassinat?

 

L’instruction continue d’être marquée par une lenteur et une tiédeur effrayantes, sans parler des nombreuses zones d’ombre touchant à des éléments centraux de l’investigation, tels que l’analyse balistique, le recensement des appels téléphoniques, la négligence de certaines pistes pourtant mentionnées par la défense, ou même la diffusion tardive et d’une manière restreinte des portraits des suspects. La voiture a été déplacée en un temps record sans qu’un travail de base ne soit fait sur le lieu du crime. Nous avons l’impression que tout ce qui a été entrepris par l’instruction était une conséquence directe de la pression de la famille, du comité de défense des avocat·e·s et de la société civile. La convocation de certains témoins/suspects n’a eu lieu qu’après plusieurs pressions de notre part.

 

 

Comment pourrais-tu qualifier la volonté politique de ce gouvernement dans la gestion de l’instruction?

 

Dès le début, le dossier a été confié aux services de l’anti-terrorisme, sauf que quelques jours après il a été transféré à la criminelle, sans aucune justification. Et le responsable de la criminelle n’est nul d’autre que l’ex-responsable de la sécurité de l’aéroport, qui a suscité divers questionnements autour de sa «neutralité» vu qu’il serait considéré comme un maillon fort de l’appareil du parti Ennahdha. De nombreux membres de la criminelle ont ainsi été mutés.

 

 

Quelle est la responsabilité du parti Ennahdha et/ou de la troïka dans cet assassinat?

 

Je suis juriste et je ne peux pas me permettre d’avancer des accusations sans preuves, même si aujourd’hui de nombreux éléments pourraient mettre en cause des cadres et des membres d’Ennahdha. Par contre, les partis au pouvoir portent l’entière responsabilité politique et même pénale de cet assassinat, puisque le gouvernement a refusé l’octroi d’une protection à Chokri. En plus, le parti Ennahdha a tout fait pour qu’il soit une cible désignée suite aux interventions incendiaires de plusieurs de ses dirigeants contre lui. De surcroît, politiquement, la responsabilité des islamistes au pouvoir est démontrée et à plusieurs titres, surtout qu’aucune action n’a été entreprise à l’encontre des responsables des appels au meurtre de Chokri, à l’encontre des agressions qui le visaient et qu’ont subies par des mi­li­tant·e·s du Front Populaire et du Parti unifié des patriotes démocrates lors de différents meetings.

 

 

Pourrais-tu nous faire un petit topo de la situation actuelle en Tunisie?

 

La situation est assez explosive : des attentats dans le centre-ouest du pays, la découverte de camps d’entraînement d’apprentis terroristes, des menaces d’attaques contre les locaux de l’UGTT (la centrale syndicale), une dégradation des conditions de vie des couches les plus démunies, une hausse vertigineuse des prix, un chômage de plus de 18 %, une inflation avoisinant les 6,4 %, la criminalisation des mobilisations sociales et un projet de Constitution à l’opposé des aspirations de la révolution à vivre dans une société de liberté, d’égalité et de justice sociale. Les droits humains n’auraient plus leur dimension universelle, l’Etat ne serait pas explicitement civil, l’égalité entre les sexes ne serait pas garantie, le droit de grève serait conditionné, et la liste est longue! Après un tel constat, la tâche la plus urgente de la société civile, en particulier des forces progressistes et démocratiques, c’est l’accomplissement des objectifs de la révolution : sécurité, dignité, liberté, égalité et justice sociale.

 

Entretien réalisé par Anis Mansouri