D'Angelo, Black Messiah

D'Angelo, Black Messiah : Une soul émanant de Ferguson

Quatorze ans après son dernier album, Voodoo, D’Angelo revient avec un nouvel album qui renvoie toujours autant à l’amour et à la culture afro-américaine, et où retentit désormais la révolte de Ferguson.

D’Angelo faisait figure jusqu’ici d’idole mystérieuse de la néo-soul. A la suite de son second album qui le montrait torse nu, il avait reçu le surnom de Jésus du R’N’B et avait quasiment disparu depuis. C’est donc presque à la surprise générale, y compris pour sa maison de disque, qu’il vient de sortir en décembre 2014 son troisième album dénommé Black Messiah

 

 

Poings en l’air

 

D’Angelo a voulu sortir ce dernier plus tôt que prévu pour l’inscrire dans les différentes manifestations qui ont eu lieu à la suite des meurtres de jeunes Afro-américains à Ferguson, Phoenix et New York, meurtres tous suivis de non-lieux pour les policiers accusés (solidaritéS, nº 260). Si D’Angelo tente de coller aux rythmes des manifestations, il ne faut pas y voir une volonté de récupération. Il s’agit plutôt, pour le musicien, de saisir l’opportunité de voir ainsi coïncider sa musique et l’époque qui est la sienne. Il est en effet impressionnant d’écouter un album qui semble capter l’atmosphère actuelle et s’y référer directement, ce malgré le caractère parfois classique d’une musique marquée d’accents de jazz et très ancrée dans la tradition afro-américaine.

Cette inscription dans les manifestations post-Ferguson est une volonté de D’Angelo. Sa pochette affiche en effet des poings levés. Son titre, lui, fait référence à un messie noir. Dans le communiqué qui accompagne la sortie de l’album, D’Angelo en précise la signification : «Ce titre peut être facilement mal compris. Certains y verront quelque chose de religieux. […] Pour moi, cela parle de nous tous. Cela parle du monde entier. C’est une idée à laquelle nous pouvons tous aspirer. […] Cet album parle des gens qui se lèvent à Ferguson, en Egypte et à Occupy Wall Street, partout où une communauté en a marre et décide de faire changer les choses. Il ne s’agit pas de louer un sauveur charismatique mais d’en célébrer des milliers. […] Black Messiah n’est pas un homme. C’est le sentiment que collectivement, nous sommes tous ce leader.»

D’Angelo aurait ainsi décidé d’avancer la sortie de son album car pour lui, la seule façon de s’exprimer, d’exprimer sa colère et de dénoncer, c’est la musique. Et à la suite de la mort de Michael Brown, il devenait urgent pour lui de s’exprimer.

Au-delà de cette dédicace aux mouvements populaires américains et de cette explication du titre, Black Messiah constitue un album fortement marqué politiquement. Ce n’est évidemment pas le cas de toutes les chansons, certaines abordant les thématiques qui ont fait la réputation de D’Angelo, à savoir l’amour et sa puissance, comme dans les superbes Prayer ou Really Love. Mais dans d’autres titres, les thèmes politiques sont fortement présents. Ainsi, 1000 Deaths débute en reprenant un passage du documentaire The Murder of Fred Hampton de 1971, relatant la mort d’un membre des Black Panthers, assassiné par la police durant son sommeil. Dans ce titre haché, D’Angelo chante un appel à l’action, scandant en refrain : «Parce qu’un lâche meurt mille fois, alors qu’un soldat ne meurt qu’une fois».

De même, les paroles de The Charade semblent évoquer les manifestations actuelles aux Etats-Unis : «Les pieds ont saigné les milliards de kilomètres que nous avons marchés/ Révélant à la fin de la journée/ La Charade», cette dernière faisant référence au fait que tous les êtres humains sont nés égaux. 

 

 

La question raciale aussi en musique

 

Cette forte politisation de Black Messiah doit également se comprendre dans un milieu musical fortement marqué, à l’instar de la société étasunienne en général, par la question de la race. De nombreuses polémiques éclatent notamment quant aux accusations de pillage de la culture afro-américaine. On mentionne aussi souvent le fait que ce sont des artistes blancs, Miley Cyrus ou Macklemore, qui gagnent les différentes récompenses, alors qu’ils copient dans une large mesure des artistes afro-­américains. Récemment encore, Madonna a suscité de vives critiques en s’appropriant des images de Martin Luther King pour la promotion de son nouvel album.

Black Messiah, dès son titre, s’inscrit avec fierté et respect dans la tradition musicale afro-américaine, la référence à la religion rappelant ainsi le blues. Musicalement, il s’agit d’un album à la fois très libre et très maitrisé, bénéficiant de la qualité des musiciens et de D’Angelo lui-même. On y trouve des accents de jazz, de funk et de soul revivifiés. D’Angelo parvient à citer les grands noms, Prince ou Sly Stone, tout en se les appropriant. Black Messiah sonne ainsi à la fois comme un album classique, dans sa volonté explicite de s’inscrire dans la grande tradition afro-américaine, et actuel par la liberté et la jouerie qu’il parvient à lui insuffler. Ses sonorités sont souvent sombres et on n’y trouvera pas de single. A la place, nous sont offerts de la qualité instrumentale, des sentiments profonds et une ouverture sur le monde et ses combats. Voilà peut-être le véritable sens du mot classique. 

 

Pierre Raboud