Exhibit B

Exhibit B : Le divorce de la carpe et du lapin

En France, deux groupes d’associations se sont récemment opposés à propos d’Exhibit B. Selon les uns – l’Associations unies et solidaires pour l’Afrique et sa renaissance (AUSAR), la Brigade anti-négrophobie (BAN), le Parti des indigènes de la République (PIR) – cette œuvre doit être déprogrammée ou interdite et selon les autres – la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), la Ligue Internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les Peuples (MRAP) – cette exigence attente à la liberté d’expression. Tous deux réunissent la plupart des mi-li-tant·e·s en-gagés au quotidien contre le racisme.

Après avoir réuni près de vingt mille signatures sur une pétition, les premiers, une fois leur plainte déboutée, ont organisé des manifestations pour empêcher la tenue du spectacle. Quant aux autres, après avoir reçu le soutien des médias, de personnalités, de la Ministre de la culture, il ne leur restait qu’à rejoindre un public que la police « protège » d’antiracistes gazés, malmenés, interpellés.

Cette scission spectaculaire en deux constellations opposées d’organisations antiracistes témoigne de leurs limites respectives, de la gravité d’un phénomène largement sous-estimé, de l’ignorance dans ce domaine de la lutte politique supposée le combattre.

 

 

A propos de quoi ce désastre ? 

 

Exhibit B est une installation-­performance en douze tableaux vivants qui dénonce des actes commis, d’une part, en Afrique pendant la période coloniale et, d’autre part, aujourd’hui en Europe envers certains immigré·e·s africains. «Un pan occulté de notre Histoire, dont les constructions idéologiques racistes perdurent jusqu’à nos jours», selon le Théâtre Gérard Philipe qui l’a programmé à Saint-Denis. Ce spectacle tourne depuis plusieurs années. Il a notamment reçu un succès à Avignon cet été. Né en 1967, Brett Bailey, son créateur, dénonce le racisme depuis vingt ans. 

Pour le PIR et les mi­litant·e·s antinégrophobie, Brett Bailey (sud-africain blanc) aurait, en représentant le racisme, reconstitué un zoo humain. Ses silencieuses victimes subissant un racisme qu’elles ne combattent pas, Brett Bailey révélerait les limites d’un engagement qui ignore les combats des Afro-descen­dant·e·s et de leurs organisations. La LICRA, la LDH, le MRAP affirment «qu’une œuvre doit pouvoir s’adresser aux spectateurs sans que personne ne s’immisce entre les deux pour juger en lieu et place du public et qu’il n’est pas admissible de faire un procès d’intention à l’artiste au motif qu’il est blanc» ? Ils démontrent ainsi leur antiracisme compassionnel, blanc.

Impossible en une courte page de rendre compte de la controverse ni du travail de Brett Bailey. Voici en revanche les adresses où trouver des documents importants : la pétition contre le spectacle, sur change.org; le communiqué de la LDH, de la LICRA et du MRAP sur ldh-france.org; des textes analysant le débat sur ensemble-fdg.org, sur le blog d’Eric Fassin (blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin), ou par Marina Da Silva sur blog.mondediplo.net. Un texte du PIR, enfin, se trouve sur leur site (indigenes-republique.fr).

 

 

Signal d’alarme

 

Absolument opposé à l’interdiction d’Exhibit B, je suis horrifié par le spectacle que donne un mouvement antiraciste dans lequel je suis engagé depuis des décennies lorsqu’une partie argumente à l’ombre d’une police qui matraque l’autre.

Horrifié par la scène sur laquelle se donne ce drame. Le député-maire de Nice et ex-ministre sarkoziste Christian Estrosi y donne la réplique à François Hollande qui interdit de manifester sa solidarité avec le peuple de Gaza bombardé en déclarant «lorsque Israël frappe des terroristes à Gaza, Israël protège ses civils, ses territoires, et la France». De toutes les formes de racisme infligées à des peuples jugulés, de toutes les formes de racisme justifiées pour établir « notre » démocratie sur le socle des oppressions coloniales et impérialistes, aucune n’a été combattue à l’exception de l’antisémitisme.

Faut-il rappeler qu’en France le programme de la résistance (mars 1944) ne disait pas un mot de la décolonisation ? Qu’en 1947, les grandes puissances avaient refusé un article contre le racisme dans la Déclaration universelle des droits humains de 1947 ? Qu’il ait fallu attendre 1965 et la disparition des empires coloniaux français et britannique, pour voir l’ONU adopter la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ? Que la Suisse l’a ratifiée en 1995 en refusant l’engagement de ne pas commettre de discrimination raciale qui aurait contrevenu à son droit des étrangers ?

A l’heure où de larges pans de l’Afrique et de l’Orient voient de nouvelles formes de colonisation s’ajouter à la brutalité impérialiste, comment imaginer que leurs mi­grant·e·s en Europe se voient reconnaître les droits refusés à leurs pays ? Voilà la matrice du racisme contemporain. Le nationalisme identitaire profite à son expansion : réunissant la communauté nationale contre les prétendus abus commis par les « autres », il justifie évidemment les abus qui sont commis en son nom contre ces derniers, contre les migrants, contre les peuples jugulés.

Revendiquer l’interdiction d’une pièce de théâtre est absurde, provoquer l’ouverture de la discussion des enjeux soulevés par cette réalité dans toutes les composantes du mouvement antiraciste est indispensable. 

 

Karl Grünberg