Le voile, cache-misère du sexisme occidental

Personnage phare des initiatives discriminatoires menées par l’UDC, le féminin musulman ne cesse d’être thématisé par l’extrême-droite suisse, et plus généralement européenne, à la fois comme figure d’oppression et source de menaces. Au-delà de la dimension raciste de ces campagnes, l’attaque particulière portée à l’égard des femmes musulmanes doit nous interroger dans une perspective féministe. Questionnée sous l’angle des enjeux que peuvent porter ces attaques, elle permet de mieux comprendre comment des groupes politiques peu connus pour leurs accointances féministes se retrouvent à thématiser la place des femmes dans la société.

La définition du voile, et au-delà de la condition supposée de la femme musulmane, comme problème public n’est pas nouvelle. Elle n’est pas même héritée des premiers débats sur le voile intervenus en France en 1989, ou de la découverte des images de femmes en burqa, suite au 11 septembre 2001.

Elle émerge dans un contexte particulier, celui de la colonisation. En plein 19e siècle, alors que l’Europe est dominée par l’émergence du cantonnement des femmes à un rôle de mère et que le système prostitutionnel tourne à plein régime en France, le discours colonial français se fixe ainsi sur le traitement des femmes parmi les populations de ses colonies maghrébines, et notamment autour de la polygamie, présentée comme incommensurablement dégradante.

 

 

Un principe différenciateur

 

La question du traitement des femmes apparaît alors comme une ligne de démarcation et de hiérarchisation entre la civilisation des colons, et la barbarie des colonisés, un principe différenciateur qui permet de donner des lettres de légitimité à la colonisation, tout en assurant la pérennité de la ségrégation avec une population présentée comme résolument inassimilable.

Un peu plus d’un siècle plus tard, c’est ce même phénomène d’altérisation que l’on retrouve à l’œuvre dans les discours accompagnant l’édiction, en 2004, par la France d’une loi visant à prohiber le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Entre la création d’un sexisme qui serait propre aux jeunes (arabes) des banlieues, et la médiatisation de crimes sexistes comme crimes d’honneur, les discours ambiants présentent les violences sexistes comme un produit culturel étranger qui serait le fait des musulmans. Objet de tous les discours, les jeunes filles voilées n’ont cependant jamais la parole, qu’elles soient considérées comme victimes ou «soldates du fascisme vert» selon la formule utilisée en 2003 par Fadela Amara dans l’ouvrage Ni putes, ni soumises. La vision universaliste du voile permet ainsi d’ôter tout scrupule au déni du droit à la parole des principales concernées, jouant à la fois sur le paternalisme et la diabolisation qui enlève tout crédit à la parole des femmes musulmanes, jugées au mieux comme simples pantins sous la coupe d’hommes machistes et au pire comme collaboratrices d’une entreprise de destruction des «libertés» acquises par les femmes occidentales.

 

 

 

L’instrumentalisation des femmes musulmanes dans la campagne anti-minaret

 

Les discours émis par les politicien·ne·s UDC lors de la campagne contre les minarets en 2009, fortement axés sur la condition supposées des femmes musulmanes, entrent parfaitement dans ce cadre. Présentant tour-à-tour des anecdotes sur des musulmanes qui refuseraient de serrer la main d’un homme ou des généralités selon lesquelles les femmes voilées seraient le symbole du refus des valeurs occidentales, les femmes musulmanes constituées en objet repoussoir ont ainsi été placées au cœur d’une votation, traitant pourtant de normes architecturales, pour servir de légitimation à une mesure discriminatoire. Une stratégie habile de la part d’un parti attaché aux valeurs patriarcales, forçant les opposant·e·s à se positionner sur un terrain mouvant et nourrissant le discours médiatique autour de l’existence d’un problème musulman.

Une instrumentalisation purement sexiste également. Comme en France, les femmes musulmanes sont présentes tout au long des débats, mais jamais comme sujet. Pire, elles n’apparaissent à titre individuel que sous une forme négative qui pousse à la désolidarisation. Nulle trace dans ces discours d’un soutien, même dans une visée victimaire au cas individuel d’une femme musulmane au prise avec la domination de ses pairs. Nulle intention donc, même derrière des motifs peu avouables, d’appeler à la lutte pour l’amélioration de leurs conditions. Les femmes musulmanes y forment uniquement une masse homogène, déshumanisée et instrumentalisée à la seule fin de faire accepter l’initiative interdisant la construction de minarets.

 

 

De la différenciation à la naturalisation du sexisme occidental

 

Si l’utilisation du traitement des femmes comme principe différenciateur entre communauté a largement servi de justification pour des politiques discriminatoires, telle n’est pas sa seule utilité pour des groupes défendant le maintien de leur propre ordre patriarcal.

La différenciation se construit en effet au moyen d’un processus en miroir dans lequel la dévalorisation du groupe altérisé répond à la valorisation du groupe d’appartenance. Thématiser la question de la domination des femmes en la faisant apparaître comme produit de la culture musulmane permet ainsi de masquer le sexisme structurel occidental, fondé autour de la disponibilité des corps féminins, et de le naturaliser. Définir le voile comme marqueur d’oppression objectif ne sert ainsi pas seulement de cache-misère au sexisme occidental, mais fonctionne comme principe légitimant le désir masculin de voir le corps féminin, présentant ainsi cette disponibilité comme une norme objective d’émancipation. On comprend dès lors mieux la fixation des partis d’extrême-droite, voire de certains masculinistes (au sein desquels Eric Zemmour) à dénoncer le patriarcat musulman et professer dans le même temps leur haine des mouvements de libération féministes.

Cette différenciation agit ainsi comme soupape pour le maintien du système patriarcal, en externalisant le discours sur le droit des femmes. Dans les pays comportant l’obligation de se couvrir pour les femmes, celles qui la dénoncent sont renvoyées à la décadence d’un Occident qui réduit ses femmes à l’état d’objets sexuels. En Occident, dénoncer cette objectisation conduit les féministes à être replacées devant la conditions des femmes sous « burqa » face auxquelles leurs revendications paraissent au mieux incongrues, au pire carrément indécentes. Alors que l’on se retrouve ici face aux deux facettes d’une même problématique, soit l’existence de procédés de contrôles de l’accès au corps des femmes, le processus de différenciation permet donc de créer une scission fictive qui amoindrit non seulement les luttes féministes en divisant les activistes, mais tend aussi à délégitimer les luttes respectives, faisant ainsi le jeu des groupes dominants patriarcaux.

 

 

Pour une perspective antiraciste et féministe

 

Si la question du voile ne peut ainsi être analysée sans une perspective antiraciste, son instrumentalisation ayant pour finalité l’exclusion des personnes musulmanes ou jugées comme telles, elle ne peut être toutefois réduite à ce prisme. Une analyse féministe de la définition du voile comme problème public doit ainsi nous amener à comprendre l’importance de mener des luttes conjointes d’émancipation des femmes par les femmes elles-mêmes, et non les unes contre les autres. Que les partis d’extrême-droit aient choisi de s’attaquer à un couvre-chef parfois encore présent dans nos campagnes, plutôt qu’au port de la barbe, a un sens et produit des effets qui se répercutent de manière prioritaire sur les femmes, qu’elles soient voilées ou non.

Audrey Schmid