Immigration/Racisme

Immigration/Racisme : «Crise des réfugiés» ou crise des droits des réfugiés?

Réflexion sur l’ouverture et la fermeture des frontières de l’Union Européenne

Ecrit avant les événements tragiques du 13 novembre 2015, cet article interroge le concept de frontière à partir de ce qui est communément appelé «la crise des réfugié·e·s». Ne s’agit-il pas plutôt d’une crise profonde du droit d’asile? Après les déclarations de Manuel Valls en faveur de «l’asile zéro» en Europe, on peut craindre le pire. Raison de plus pour réfléchir aux usages sociaux et politiques de la frontière et se mobiliser sans relâche pour la cause des migrant·e·s.

[…] Qu’en est-il du monde sans frontières, globalisé et connecté par de multiples réseaux matériels et immatériels, que la rhétorique néolibérale construit et promeut depuis au moins une quinzaine d’années ? Le concept de frontière ne cesse pas de questionner. Sa signification et les usages que les États et les institutions européennes en font aujourd’hui aussi, surtout depuis qu’en été 2015, les médias ont commencé à donner de la place dans la presse écrite, radiophonique, et télévisuelle à ce qu’ils ont appelé la « crise des réfugié·e·s ».

 

 

Une crise, quelle crise?

Un paradoxe sous-tend l’existence de frontières internes et externes dans l’Europe du 21e siècle: au sein d’une société qui se veut circulatoire, la mobilité humaine s’accompagne, pour certains de ses protagonistes, d’un ensemble d’instruments de contrôle et de fermeture des frontières, qui visent à sélectionner et à hiérarchiser les individus candidats à la migration vers l’Europe.

Parmi les frontières maritimes les plus dangereuses, contrôlées, et malgré tout traversées, la mer Méditerranée est devenue, au long de ces quinze dernières années, l’une des plus meurtrières : plus de 29 000 personnes y ont perdu la vie dans l’espoir de rejoindre l’Europe, surtout par noyade, mais aussi par hypothermie et déshydratation. Ces traversées, non autorisées par les États membres de l’UE, sont de ce fait organisées dans la clandestinité et suscitent l’essor de réseaux de passeurs, des acteurs centraux de l’économie de la frontière européenne.

Pourtant, cette économie est loin d’être seulement informelle et illégale : des multinationales comme la française Thales ou l’espagnole Indra se sont par exemple spécialisées dans la production, la vente et l’entretien d’outils informatiques, et de dispositifs électroniques et militaires dédiés au contrôle des frontières (caméras thermiques, drones, etc.), ce qui renvoie à un marché florissant et en expansion continue, financés par l’UE et ses Etats.

Malgré ces investissements destinés à rendre de plus en plus contrôlables les frontières européennes, les îles de Lampedusa, de Kos, de Lesbos, de Malte, mais aussi, sur le continent, des villes comme Vintimille, Calais et Subotica, sont des lieux frontaliers et de transit au centre de l’actualité médiatique européenne. Une « crise européenne des migrant·e·s » a fait son apparition dans l’arène politique et médiatique du Vieux continent.

Il sera ici question de revenir de manière critique sur cette « crise » en abordant, dans un premier temps, le retour des frontières internes de l’Union européenne en tant que zones de contrôle et de tri des migrant·e·s, puis les frontières tant internes qu’externes en tant que territoires où l’action policière et les choix politiques nationaux questionnent en profondeur l’effectivité du droit international, censé protéger tout être humain peu importe son pays de départ. 

Dans une seconde partie, l’article approfondira le rôle joué récemment par la couverture médiatique accordée aux drames des migrant·e·s qui ont péri en tentant de traverser les frontières maritimes de l’UE. Il sera question de revenir sur un épisode particulièrement saillant de l’histoire récente de l’île de Lampedusa et de le comparer aux événements survenus en septembre 2015 sur l’île de Lesbos et le long du trajet que les migrant·e·s empruntent actuellement à travers les Balkans dans le but de rejoindre l’Europe continentale.

La dernière partie propose une réflexion sur la frontière, considérée à la fois dans sa matérialité et dans sa dématérialisation, puis elle invite les lecteurs·trices à s’interroger sur l’acceptabilité des usages que les États et les instances européennes en font aujourd’hui.

 

 

Les frontières sont de retour

Le déploiement des dispositifs de contrôle et de tri des mobilités humaines est particulièrement visible, quoique non exclusif, au niveau des territoires qui se trouvent à proximité des frontières externes de l’UE. Non exclusif, non seulement parce que, à l’intérieur de chaque Etat membre, les zones d’attentes des aéroports, celles de transit dans les gares, dans les commissariats et les centres de rétention administrative remplissent également ces fonctions de tri, mais aussi parce que, depuis quelques mois, les frontières internes à l’espace Schengen, dont les Européen·ne·s avaient presque oublié l’existence, sont redevenues visibles et « verrouillées » au besoin.

Vintimille, à la frontière franco-­italienne, en est un exemple : en juin 2015, près de deux cents migrant·e·s se sont retrouvés à camper le long de la côte italienne, à proximité du territoire français, dans l’espoir d’y pénétrer et, pour certain·e·s d’entre eux·elles, de gagner ensuite le nord de l’Europe. La France a décidé d’invoquer le respect du règlement de Dublin (1) afin de justifier sa décision de fermer la frontière française aux migrant·e·s en provenance de l’Italie et de renforcer le dispositif policier pour surveiller la côte et les gares ferroviaires à proximité [la Suisse et d’autres pays ont utilisé la même excuse pour ne pas accueillir de migrant·e·s et renvoyer ceux·celles qu’ils pouvaient, NDR].

Sara Casella Colombeau a récemment montré à quel point la police aux frontières (PAF) contribue à la matérialisation de la frontière interne de l’UE et au retour du pouvoir de l’Etat de décider qui peut et qui ne peut pas entrer sur son territoire, malgré les accords de Schengen et la fin des contrôles systématiques d’identité aux frontières internes. En effet, des circonstances particulières concernant « le trouble de l’ordre public » et « la mise en danger de la sécurité nationale » permettent aux Etats européens de mettre en place des dispositifs exceptionnels de contrôle, dont les forces de l’ordre sont chargées.

Ainsi, les gares des trains de Menton et Nice (France), ou encore de Vintimille (Italie), sont le théâtre d’un déploiement considérable de policiers chargés de contrôler systématiquement toute personne ayant l’aspect d’un migrant·e. Les contrôles au faciès sont donc devenus encore plus ordinaires et partie intégrante d’une pratique professionnelle qui se développe en marge du droit, se basant sur l’appréciation discrétionnaire de l’appartenance ethnique et nationale des migrant·e·s.

Cependant, les frontières internes à l’Union européenne redeviennent aussi visibles dans leur matérialité grâce à leur réouverture, considérée exceptionnelle et motivée par la « crise des réfugié·e·s ». Début septembre 2015, la Hongrie a en effet décidé, de concert avec l’Autriche et l’Allemagne, de laisser transiter par son territoire les quelques milliers de demandeurs·euses d’asile fuyant principalement la Syrie. Ce choix traduit la décision de ne pas respecter le même règlement de Dublin que la France avait invoqué en juin dernier.

Il s’agit là d’un énième exemple du pouvoir discrétionnaire des États européens d’ouvrir leur frontière à certains et de la fermer à d’autres, de manière aléatoire et sans que cela soit conforme au droit international. En particulier, les États européens de l’après-Schengen n’ont jamais démontré aussi clairement qu’ils voulaient (et pouvaient) s’arroger le droit d’évaluer au cas par cas et selon les intérêts du moment, les situations qui justifient l’ouverture ou la fermeture de leurs propres frontières aux migrant·e·s en provenance de pays tiers.

 

 

Lutter contre les passeurs ?

Les directives européennes et les mesures d’application nationales constituent un répertoire d’action fondamental pour l’institutionnalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière et contre le trafic d’êtres humains, qui est devenue une priorité de l’UE depuis le début des années 2000. Il s’agit notamment, dans l’esprit des décideurs européens, de s’intéresser aux organisations à but lucratif responsables de favoriser l’immigration clandestine et de mettre en péril la vie des migrant·e·s. Cette posture permet de légitimer davantage le contrôle des frontières internes et externes de l’UE dans le but, d’une part, de repérer et démanteler ces réseaux criminels, et d’autre part, de poursuivre les opérations de tri entre les migrant·e·s autorisés à entrer sur le territoire car provenant d’un pays en guerre, et celles·ceux qui n’en ont pas le droit car considérés migrant·e·s économiques.

Ce répertoire d’actions se combine avec des outils de gouvernance et de nombreux instruments de contrôle qui rappellent que le territoire européen est avant tout pensé comme un bien à protéger. La création, en 2004, de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) ; ou encore celle, en 2003, du système Eurodac, visant l’enregistrement et la comparaison des empreintes digitales des migrant·e·s, en sont des exemples.

Des nouveautés ont aussi vu le jour tout récemment : au début de l’été 2015, suite aux multiples naufrages meurtriers qui ont eu lieu au large de la Lybie au printemps de la même année, l’UE a mis en place l’opération EUNAVFOR MED, spécialement dédiée à la lutte contre les passeurs de migrant·e·s en Méditerranée. Lors de la première phase de l’opération, il a notamment été question de recueillir le plus d’informations possibles sur les trajets et les moyens dont disposent ces trafiquants. Puis, dans une deuxième phase qui a débuté en octobre 2015, et pendant laquelle EUNAVFOR MED a été rebaptisée Sophia, ce sont les forces militaires qui ont pris le relais au moyen d’opérations de fouille, de saisie et de renvoi vers le territoire de départ, des embarcations soupçonnées d’être utilisées par les passeurs pour transporter illégalement des migrant·e·s vers l’Europe.

Or, les institutions européennes ne semblent pas se soucier des raisons qui font le succès de ces réseaux de passeurs : il est aujourd’hui pratiquement impossible d’obtenir un visa pour entrer en Europe depuis un consulat européen dans un pays tiers, et il est donc impossible pour un·e demandeur·euse d’asile syrien·ne ou irakien·ne de franchir légalement la frontière européenne. De plus, les pays voisins de l’Europe, comme la Turquie, subissent des pressions croissantes de la part de l’Europe pour qu’ils durcissent les contrôles à leurs frontières, dans le but de limiter le plus possible le flux des migrant·e·s en transit vers le territoire européen.

En l’absence de possibilités légales de rentrer en Europe, voire de transiter par les pays voisins, comment peut-on s’attendre à ce qu’une opération de lutte contre les réseaux de passeurs de migrant·e·s puisse contribuer à résoudre la « crise des réfugié·e·s » ? Comment ne pas se douter que ce déploiement de dispositifs de contrôle et de fermeture sélective des frontières européennes ne fera que détériorer ultérieurement les conditions de déplacement de ces demandeurs·euses d’asile vers des pays considérés plus sûrs ? Comment ne pas voir derrière cette multiplication d’efforts pour protéger la frontière européenne, le non-respect du droit à l’asile?

 

 

La médiatisation de l’actualité migratoire et ses effets

Les conséquences de la fermeture des frontières externes de l’UE sont lourdes sur le plan humain et l’opinion publique des pays européens a été habituée par les médias à la litanie des « drames de la migration ».

Le 3 septembre 2015, suite à la publication dans les plus importants journaux et médias de la photo d’un enfant de trois ans qui s’était enfui de Syrie avec sa famille et avait été retrouvé mort sur la plage d’une station balnéaire turque, cette « crise des migrant·e·s », dont l’Europe semble tout à coup avoir pris conscience, a rapidement gagné de l’importance aux yeux des décideurs politiques, qui se sont empressés de déclarer leur engagement à mettre fin à cette horreur. Une photo d’un enfant, blanc, habillé comme n’importe quel fils, neveu, petit voisin, qui s’apprête à faire sa rentrée à l’école maternelle de notre quartier… Lorsqu’un sentiment de proximité et d’identification se produit, le tour est joué.

Et si cette photo avait été celle d’un adulte, habillé en qamis [djellabah au Maghreb], et noir de peau ? Aurait-on éprouvé de l’empathie ? L’indignation aurait-t-elle été la même ? Le corps de l’enfant a un pouvoir symbolique très fort. Il est, par définition, innocent. On ne peut pas le soupçonner d’être malveillant, profiteur, terroriste. Cependant, la question que l’on devrait se poser est plutôt: pourquoi soupçonner des adultes fuyant leur pays de l’être ? Pourquoi les habitant·e·s du Vieux continent, et surtout les institutions européennes, ne voient pas, derrière l’ensemble des personnes qui migrent, des semblables, ayant droit à la mobilité, tout comme les Européen.ne.s qui n’ont pas besoin de traverser illégalement les frontières pour se rendre en Afrique, en Asie ou n’importe où ailleurs ? A-t-on vraiment besoin de la photo d’un corps d’enfant échoué sur la plage pour se questionner sur la justice des politiques migratoires, et sur les effets des dispositifs de tri aux frontières ?

Néanmoins, l’actualité migratoire et les images de sa médiatisation semblent avoir eu un effet informatif : de plus en plus de personnes en Europe connaissent maintenant les restrictions toujours en vigueur, inscrites dans le règlement de Dublin, et notamment l’impossibilité pour un demandeur·euse d’asile de s’installer légalement dans un pays membre autre que celui de sa première entrée sur le territoire européen. Cette impossibilité crée de fait une répartition inégale des responsabilités d’accueil entre les pays de l’Union, et c’est la raison pour laquelle l’Allemagne a récemment décidé de « montrer l’exemple » en proposant d’ouvrir (temporairement) ses frontières, et d’accueillir des demandeurs·euses d’asile arrivés sur son territoire après avoir traversé la Hongrie (pays qui serait censé instruire leur demande) et l’Autriche [cette ouverture des frontières en Allemagne a toutefois été de très courte durée – quelques jours – et l’accueil des personnes arrivées manque crucialement de moyens, NDR].

Cette même actualité contribue aussi, progressivement, à faire une place dans les journaux nationaux et internationaux à des évènements qui n’étaient auparavant pas médiatisés à cette échelle. Ainsi est-ce le cas des protestations de migrant·e·s retenus dans les centres de premier accueil sur les îles-frontières, qui sont souvent motivées par une durée de rétention dépassant largement les limites fixées par la loi, et dans des conditions très dures (insuffisance de places de couchage, de soins, etc.).

 

 

Une résistance qui informe

Début septembre 2015, sur l’île de Lesbos (Grèce) plusieurs milliers de migrant·e·s en provenance du Moyen Orient et ayant transité par la proche Turquie ont débarqué en quelques jours. Des tensions ont eu lieu avec les forces de l’ordre, alors qu’ils·elles demandaient à être transférés sur le continent européen pour pouvoir poursuivre leur voyage. Ils·elles demandaient donc de ne pas respecter les contraintes inscrites dans le règlement de Dublin, et d’être autorisés à demander l’asile à la destination finale de leur voyage (pour beaucoup d’entre eux·elles, la Suède ou l’Allemagne).

Aujourd’hui, les raisons de cette volonté de poursuivre leur voyage et les obstacles juridiques posés par le règlement de Dublin sont claires à la plupart des lecteurs·trices des principaux journaux européens. Des journaux comme Le Monde, The Guardian, Der Spiegel, et un ensemble de sites d’actualité, ont ainsi documenté les événements récents liés aux protestations des migrant·e·s sur l’île de Lesbos.

En juillet 2013, ces mêmes raisons, qui avaient poussé les migrant·e·s en situation de rétention administrative à protester à Lampedusa, étaient beaucoup moins claires pour le grand public. Il y a deux ans et demi, environ deux cents demandeurs·euses d’asile originaires majoritairement de la Corne de l’Afrique (Somalie, Erythrée, Ethiopie) avaient manifesté à plusieurs reprises en défilant dans les rues de Lampedusa pour réclamer le droit de quitter l’île sans laisser leurs empreintes digitales, c’est-à-dire sans être identifiés comme demandeurs·euses d’asile en Italie.

L’enregistrement de leurs empreintes les aurait obligés à formuler leur demande dans ce pays. Ainsi, au plus fort de la saison touristique, ces migrant·e·s ont réussi, dans un premier temps, à perturber l’ordre public en suscitant l’appréhension des com­merçant·e·s et des hôteliers·ères. Puis, en se faisant discrets dans la phase de négociation informelle avec les forces de l’ordre, les pouvoirs publics et l’église, ils·elles ont réussi à obtenir leur transfert sur le continent sans être fichés afin de se donner une chance de quitter l’Italie pour demander l’asile dans un autre pays européen. Très peu de place a été accordée à cet événement dans la presse.

La « crise des migrant·e·s » en cours et sa couverture médiatique entraine donc une circulation de l’information concernant aussi les formes de résistance aux politiques migratoires. Les frontières européennes, qu’elles soient terrestres ou insulaires, deviennent des territoires encore plus pertinents pour observer les stratégies de contournement, de réinterprétation, et de contestation des normes en vigueur. À l’intérieur des centres de rétention pour migrant·e·s comme dans la rue, des protestations prennent forme : grèves de la faim, marches, automutilations, mais aussi incendies, constitutions de comités contre la construction de radars, ou encore contre la gestion opaque des structures d’accueil. Les frontières peuvent donc être vues comme une focale qui éclaire des phénomènes sociopolitiques plus généraux comme l’émergence de mobilisations collectives, la ségrégation spatiale, la hiérarchisation de la société, le décalage entre droits formels et droits effectifs.

 

 

Des frontières à géométrie variable : la crise des droits

Les drames qui ponctuent l’histoire récente de l’espace méditerranéen aux frontières de l’Europe donnent un visage au décalage qui existe entre les droits formels et les droits effectifs dont les migrant·e·s peuvent jouir. Les personnes qui périssent en mer en tentant la traversée de la Méditerranée sur des embarcations surchargées ne sont pas les titulaires de droits fondamentaux effectifs dans n’importe quelle circonstance. L’effectivité de ces droits dépend en effet de la nationalité du titulaire  et de l’Etat au sein duquel ils sont revendiqués.

En particulier, le droit de quitter son pays est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, à l’article 13, précise que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat » et que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Si ce droit est garanti, son complément, c’est-à-dire le droit à l’immigration dans un autre pays que le sien, rentre en conflit avec le pouvoir de l’État de destination de choisir à qui ouvrir ses frontières. Garantir ce droit signifierait limiter sa souveraineté.

Hannah Arendt (1951) avait en ce sens déjà parlé du paradoxe des droits de l’homme qui se réduisent dans bien de cas à des « droits de papier », puisque leur effectivité est intimement liée à l’appartenance du sujet à une communauté politique qui le reconnaît comme titulaire de ces droits, une reconnaissance qui n’est nullement automatique.

Ces drames sont également le miroir d’une frontière matérielle et physique, constituée de murs, de barbelés, de check-points, de forces de l’ordre. Cependant, les frontières géographiques entre les Etats-­nations ne sont qu’un des lieux possibles du contrôle politique de la mobilité des personnes. La frontière se dématérialise en effet de par la multiplication d’instruments de contrôle, comme les outils de reconnaissance biométrique, qui lui permettent de prendre forme de manière déterritorialisée dans n’importe quel espace où le contrôle des mobilités humaines peut s’exercer. Ces deux visages de la frontière, à la fois matérielle et dématérialisée, doivent être pensés ensemble car ils constituent des éléments complémentaires de compréhension des usages politiques que les Etats et les institutions européennes en font.

Le gouvernement des frontières touche à des enjeux de justice qui appellent à questionner la légitimité des gouvernements occidentaux et de leurs structures fédératives à décider qui peut se déplacer et s’installer librement en Europe, et comment. Pour qui existent les frontières ? Quelles fonctions recouvrent-elles ? Sont-elles nécessaires ? Repenser les sens et les usages politiques de la frontière au 21e siècle est un enjeu indispensable qui ne concerne pas que celles et ceux qui éprouvent des difficultés à les franchir.

Annalisa Lendaro

20 novembre 2015

Paru sur le site de la revue en ligne Contretemps (contretemps.eu). Intertitres et coupures de notre rédaction.

 

 

  1. Le règlement européen dit « de Dublin » (nº 604/2013 du 26 juin 2013, dans sa version actuelle) détermine les conditions de l’octroi du statut de réfugié et de la protection humanitaire en Europe. Il permet notamment d’identifier l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile, car il interdit en effet aux migrant·e·s de déposer une demande dans un autre État membre que celui de la première entrée sur le territoire européen.

 

 

 

Lectures complémentaires

 

Agier M., 2015, Un monde de camps, Paris, La Découverte.

Albahari M., 2015, Crimes of Peace : Mediterranean Migrations at the World’s Deadliest Border, University of Pennsylvania Press.

Anderson B., 2013, Us and Them ? The Dangerous Politics of Immigration Controls, Oxford, Oxford University Press.

Andersson R, 2015, « Hardwiring the Frontier ? The Politics of Security Technology in Europe’s “Fight Against Illegal Migration” », Security Dialogue, 19 octobre, p. 1-18.

Arendt H., 1951 [1973], L’Origine du totalitarisme.

Basilien-Gainche M.-L., 2013, L’Etat d’exception, Paris, PUF.

Benhabib S., 2009, « Claiming Rights Across Borders : International Human Rights and Democratic Sovereignty », American Political Science Review, vol. 103, nº 4, pp. 691–704.

Boltanski, L., 1993, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié.

Casella Colombeau S., 2015, « Policing the Internal Schengen Borders – Managing the Double Bind Between Free Movement and Migration Control », Policing and Society, DOI: 10.1080/10439463.2015.1072531

D’Allivy Kelly D., 2014, « Disparus en mer : le naufrage des droits », Plein droit, vol. 1, nº 100, pp. 35-38.

El Qadim N., 2015, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Paris, Dalloz.

Gauthier J., 2015, « Origines contrôlées. Police et minorités en France et en Allemagne », Sociétés contemporaines, nº 97, pp. 101–127

Hajjat A., 2012, Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte.

Lendaro A., 2015, « No finger print ! Les mobilisations des migrants à Lampedusa, ou quand l’espace compte », L’espace politique, espacepolitique.revues.org/3348

Rodier C., 2012, Xénophobie business, Paris, La Découverte.

Wagner H., 2012, « Les frontières extérieures de l’Europe et leur sécurisation numérique », Hermès, La Revue, nº 63, p. 130–137.