Menaces sur le temps de travail

Que croyiez-vous? Que seul François Fillon voulait prolonger la durée du temps de travail? Mais vous rêviez! Nous aussi, nous avons nos amis du « travailler plus pour gagner plus ». Seulement, ils œuvrent par la bande, sapent doucement les fondations de la Loi sur le travail, pour que la protection des salarié·e·s se rétrécisse comme peau de chagrin.

Son nom  ne vous dira certainement rien, pourtant en Suisse centrale, il compte. Le conseiller aux Etats lucernois Konrad Graber est démocrate-chrétien, ce qui n’étonne guère dans ce coin-là. Mais il est aussi président du conseil d’administration de la firme Emmi AG, produits laitiers en tous genres, dont des meules carrées d’emmentaler destinées aux Etats-Unis ; carrées afin de faciliter l’usinage au royaume de la malbouffe. Outre le bonheur alimentaire de ses clients, Konrad Graber s’occupe aussi d’assurance-­maladie et figure au conseil d’administration de la CSS Holding ainsi qu’à celui de l’Intras.

Cet ami de la cause ouvrière a trouvé une feinte pour lever la durée du travail légale s’appliquant à certaines catégories de travailleurs·euses. Son initiative parlementaire s’intitule «Introduire un régime de flexibilité partielle dans la loi sur le travail et maintenir des modèles de temps de travail éprouvés» et demande que «Les travailleurs qui exercent une fonction dirigeante et les spécialistes disposant d’une autonomie comparable ne sont pas soumis aux dispositions des articles 9 à 17a, 17b alinéa 1, 18 à 20, 21 et 36 s’ils travaillent dans une entreprise du secteur des services et qu’ils consentent à être libérés du régime fixé dans ces dispositions.» Les dispositions concernées sont celles qui fixent la durée du travail dans la Loi sur le travail (LTr).

On pourrait se dire que comme cela ne concerne que les fonctions dirigeantes et ceux ou celles qui les exercent, ce n’est pas trop grave. Le problème concerne en fait surtout les «spécialistes disposant d’une autonomie comparable». Qu’est-ce qu’un spécialiste? Quelqu’un qui a suivi une formation de pointe dans un domaine. Or ils et et elles sont de plus en plus nombreux en Suisse. Les personnes disposant d’un diplôme de degré tertiaire (école supérieure et formation professionnelle supérieure), qui pourraient rentrer dans cette catégorie représentent environ 40% de la population active. Et selon l’USS, le «personnel dirigeant» pourrait englober jusqu’à 34% des salarié·e·s!

Déjà flexibles, encore plus flexibles

L’initiative Graber n’a donc rien d’une menace à la marge. Cela d’autant moins qu’elle prévoit aussi la possibilité, pour certaines branches, catégories d’entreprise ou de travailleurs, d’être libérés par voie d’ordonnance de l’obligation de ne pas dépasser une durée du travail hebdomadaire, pour autant qu’il y ait un régime d’annualisation du temps du travail qui ne dépasse pas en moyenne annuelle… les 45 heures hebdomadaires! C’est sans doute ce que l’initiant appelle «des formes d’organisation du travail individuelles mieux adaptées aux réalités modernes de la vie familiale et de la vie sociale». D’ici à ce que la doctrine patronale des chrétiens-démocrates s’en prenne aussi au jour du Seigneur, il n’y a qu’un pas. En tout cas, le repos hebdomadaire devient lui aussi flexible, puisque les travailleurs annualisés auront le plaisir de voir la durée du repos possiblement «réduite à huit heures plus d’une fois par semaine, pour autant qu’elle atteigne onze heures en moyenne sur quatre semaines».

Ce genre d’exigences correspond à ce que l’aile marchante de la dérégularisation du patronat suisse demande. Ces sympathiques entreprises sont regroupées dans Expertsuisse (audits, fiscalité et fiduciaires) ou encore l’Alliance suisse (assurances, fiduciaires et technologies de l’information et de la communication). Certaines espèces de requins sont menacées, malheureusement pas celles-là.

Saisir le temps de travail, quelle idée!

Avec son allure d’executive woman à la sauce helvétique, la saint-­galloise Karin Keller-Sutter, une libérale-­radicale est déjà plus connue. A fortiori depuis qu’on la considère comme une candidate possible du PLR au Conseil fédéral. Devenue conseillère aux Etats, la présidente de la « Swiss Retail Federation » c’est-à-dire l’association des grandes et moyennes entreprises de commerces de détail siège aussi au Comité directeur de l’Union patronale. Membre du conseil d’administration de la Neue Zürcher Zeitung, de la Bâloise assurance, elle s’intéresse aussi aux caisses de pensions, puisqu’elle occupe trois postes de membre de conseil de fondation. Avec qui partagerait-elle un repas au restaurant, parmi les personnages vivants ou morts? On vous le donne en mille: Friedrich von Hayek, le pape du néolibéralisme.

Dans le cadre de la dérégulation, elle court dans la même catégorie que Graber. Lui, c’est la durée du travail, elle c’est l’obligation de saisie du temps de travail. Vous savez, un de ces machins bureaucratiques datant de Mathusalem, qui permet de vérifier le temps de travail réalisé par les salarié·e·s. Donc son initiative stipule que «La saisie du temps de travail n’est pas obligatoire pour les salariés exerçant une fonction dirigeante et pour les spécialistes occupant une position similaire qui disposent d’une grande autonomie dans l’organisation de leur travail et dans la détermination de leur horaire de travail et de leur temps de repos.» Le biais utilisé est le même que celui de Graber, celui des célèbres « fonctions dirigeantes » et autres « spécialistes ».

Actuellement, les deux initiatives parlementaires sont pendantes auprès de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, qui en rediscutera fin février. La menace n’est donc pas levée, loin de là. La plus grande vigilance s’impose.

Daniel Süri