La Syrie, la gauche et le «camarade» Poutine
La gauche internationale a souvent de la peine à soutenir les mouvements populaires syriens contre les groupes djijhadistes armés et les interventions militaires étrangères. Nous publions ici le point de vue d’une écrivaine et politologue féministe iranienne, exilée depuis 1983 en Espagne.
Rassemblement en faveur de l’intervention russe en Syrie devant le consulat de Russie à Marseille
L’intervention militaire russe dans le conflit syrien a divisé la gauche en trois groupes: celles et ceux qui croient fermement que les Russes barrent ainsi la route au «jihadisme» et à l’impérialisme; ceux qui accusent les Russes de commettre des crimes de guerre égalant ou dépassant ceux des Yankees; enfin, ceux qui (bien qu’ayant admis que la patrie de Lénine est aujourd’hui un pays capitaliste) se consolent en estimant que le renforcement de la Russie met fin à un monde unipolaire dirigé par les USA.
Poutine, héros ou vilain?
La figure et la trajectoire du super-président Poutine sont déconcertantes. […] Adepte de la «poudre aux yeux», l’homme d’«ordre et de discipline» qui gouverne le plus grand pays de la planète incarne l’alliance de la bourgeoisie et des magnats qui contrôlent les moyens de production privatisés et publics. Cette élite «internationaliste» peut aussi compter sur l’ex-chancelier de l’impérialisme allemand: Gerhard Schröder, placé à la direction de Gazprom […].
Pragmatique à l’intérieur et réaliste en politique étrangère, Poutine applique une «doctrine sophistiquée»: alors qu’il célèbre le «jour de la Tchéka» en hommage à la police secrète bolchévique, qu’il utilise la symbolique soviétique en public, ou qu’il dénigre «l’Occident impérialiste décadent», il choie la très conservatrice Eglise orthodoxe et plaide pour que l’Europe et les USA le laissent participer à la gestion commune du monde. Le Proche-Orient est son terrain privilégié pour permettre à la Russie de récupérer un statut de puissance mondiale.
La poutinomania répond à une pulsion manichéenne pour défier la russophobie (confondue avec la «communistophobie»); elle traite de «conspiration occidentale» toute protestation (fût-elle ouvrière) contre les politiques du Kremlin, comme si la «lutte de classe» avait disparu par miracle de cette société capitaliste. […]
Les interventions en Syrie
Aucun des pays participant à la guerre en Syrie ne le fait par amour du peuple syrien, ou pour un ordre régional ou international progressiste. La légalité de la présence militaire russe (avec l’aval de Damas) ne la légitime pas pour autant. Les USA et l’Arabie saoudite bombardent le Yémen légalement, à la demande de son président Hadi, provoquant la pire crise humanitaire mondiale. Les objectifs de Moscou ne visent pas à protéger les Syriens, ni même leur président aux abois, encore moins à recouvrer l’intégrité territoriale du pays. Ils n’ont pas changé les raisons de la guerre, ni ses conséquences. Ils n’ont fait que rendre le conflit plus complexe encore. Moscou et Washington ont de toute façon déjà pactisé sur le sort de la Syrie.
La Russie est tombée dans le piège tendu par Obama, qui a décidé de ne pas renverser Bachar Al-Assad (qui vit dans son palais intact, bombardé depuis 5 ans par 30 pays), transformant la Syrie en un périmètre où adversaires et partisans d’Assad se tuent entre eux, faisant la joie de Washington et de Tel-Aviv. Il faut apporter des nuances à l’idée d’une «libération» de la mythique Alep «grâce aux Russes». Moscou a permis à la Turquie d’en finir avec le Rojava (région autonome kurde) pour autant que les jihadistes liés à Istanbul quittent Alep. Ainsi, ils ont été transportés en autocars (avec leurs armes) […] à Idlib. Avec un tel scénario, la «victoire» théâtralisée d’Alep ne change rien à l’équilibre des forces en présence.
Les bombes russes qui tombent sur les populations civiles sont aussi mortelles que celles des USA et de la Turquie. Les deux côtés utilisent la «guerre contre le terrorisme» comme carte blanche pour avancer leurs intérêts stratégiques. D’aucuns justifient ces «dommages collatéraux» (les corps sans vie de milliers de familles syriennes) comme prix à payer pour le noble objectif de «mettre l’impérialisme en déroute». C’est la pente de la décadence éthique! […]
La Russie est-elle anti-impérialiste?
En 2001, Poutine avait sollicité l’admission de la Russie dans l’OTAN. Le Conseil OTAN-Russie fut créé pour coordonner la coopération militaire et civile initiée en Afghanistan, où l’invasion de l’Alliance a causé des centaines de milliers de morts et 5 millions de déplacé·e·s. De 2012 à 2015, les USA ont utilisé la base aérienne de la ville natale de Lénine, Uljánovsk, pour acheminer du matériel en Afghanistan. Par son abstention au Conseil de sécurité, la Russie a permis l’attaque contre la Libye en 2011; elle a voté les sanctions économiques et militaires contre l’Iran, pendant qu’Israël et l’Arabie Saoudite s’armaient jusqu’aux dents, entraînant un déséquilibre militaire dangereux.
L’hostilité de l’OTAN envers la Russie est liée au fait que les USA ne supportent pas qu’un puissant pays, doté de tant de ressources naturelles, soit hors de leur contrôle. Cette friction géopolitique ne peut être mise à profit par les forces progressistes de Russie, simplement parce que celles-ci ont été affaiblies jusqu’à disparaître presque complètement. Les entités religieuses (qui relèvent de la droite la plus réactionnaire) ne peuvent remplir ce vide, bien que leurs cris anti-étatsuniens occupent le devant de la scène. […]
Aujourd’hui […], les petits et les grands Etats utilisent leurs armes de destruction massive contre des milliers de civils. C’est pourquoi tous les acteurs étrangers devraient quitter la Syrie, et l’ONU devrait veiller au respect de la paix et à la démocratie avant que Trump ne traite ce pays d’«Etat failli» pour y envoyer ses propres troupes.
Nazanin Armanian
Texte original tiré de Viento Sur. Traduction de l’espagnol: Hans-Peter Renk. Adaptations et coupes de notre rédaction.