Retour sur le statut de saisonnier : un apartheid à la Suisse

En réponse à une motion du Conseil municipal genevois (2014), intitulée « Parce qu’ils ont construit la Suisse et Genève », la Ville a organisé une exposition intitulée Nous saisonniers, saisonnières. Un appel au souvenir.

Patrick Monnin – Archives sociales suisses
Manifestation contre le statut de saisonnier à Genève, 5 octobre 1991
Patrick Monnin – Archives sociales suisses

«Hommage » bien tardif qui a remis en lumière l’un des côtés les plus sombres du capitalisme suisse : le sort réservé aux immigré·e·s. La condition des saisonniers, en pleine période d’expansion d’après la Seconde Guerre mondiale, illustrait la barbarie ordinaire de l’exploitation en Suisse. Cette réalité sera le point de départ de bien des prises de conscience de militant·e·s politiques et syndicaux.

L’absence de droits sociaux, les conditions d’accueil aux frontières (humiliants examens médicaux, abolis en 1994), la précarité du permis, le logement dans des baraquements misérables, l’impossibilité du regroupement familial, son venus s’ajouter au choc d’une xénophobie montante. 

Sortis de l’ombre par la lutte

Du 7 au 11 avril 1970, la grève de 200 saisonniers espagnols de la Murer à Genève, et la solidarité qu’elle a suscitée, ont popularisé la dure réalité de leurs conditions. Ce mouvement oppose aussi les travailleurs·euses à la « paix du travail », soutenue par les syndicats d’alors. La lutte des classes est présentée, y compris par les directions syndicales, comme extérieure à la culture nationale : « les travailleurs étrangers qui ne sont guère familiers de nos habitudes et qui, de par la brièveté de leur séjour dans notre pays, ne savent pas encore tellement apprécier les paisibles avantages de la paix du travail… il est temps que la voie suisse leur soit indiquée » (USS, 30 mai 1972).

Des directions syndicales complices

L’initiative fédérale « Être solidaires », lancée principalement par des syndicalistes du courant social-chrétien, provoque de sérieux clivages dans le mouvement ouvrier. Certaines fédérations (FOBB – bois et bâtiment), VPOD (secteur public) appuient la suppression du statut de saisonnier. Le 1er novembre 1980, plus de 12 000 personnes manifestent à Berne, à l’appel du syndicat FOBB. Mais le 5 avril 1981, la votation est un désastre (16,2 % de oui, 83,8 % de non), l’USS a laissé la liberté de vote à cause de l’hostilité de fédérations comme la toute-puissante FTMH (métallurgie et horlogerie). Le « réalisme » économique, les divisions du monde du travail et la xénophobie l’ont emporté de façon écrasante.

José Sanchez

En souvenir d’Attilio Tonola

En 1969, « à Sankt-Moritz, trois Suisses assassinent Attilio Tonola, un ouvrier italien, parce qu’il était italien, et qu’‹ ils n’aiment pas les Italiens ›. (…) Le procès se déroule en mars 1969 (…). 

Le lynchage se déroule aux cris de « chaibe Chink » (« Magut de merde »), et alors qu’il est au sol, les trois hommes cachent son corps dans un coin où il ne tarde à rendre l’âme, étouffé par son sang. « Ils l’ont laissé crever comme un chien ». Ses assassins n’ont écopé que de très faibles peines de prison, tandis que sa femme et ses quatre enfants n’ont eu droit à aucune indemnité.

Adapté de La Vermine, d’Anne Cunéo

Quelques références utiles

Le saisonnier inexistant. Livre de Jean Steinauer

(Que faire ?, 1980)

En partant de l’accident de travail d’un ouvrier italien, on découvre un monde absurde et chaleureux. Quelles sont les conséquences de 13 ans de travail saisonnier, sans permis d’établissement ? Un périple dans la vie de l’immigration et de l’administration. 

Pain et chocolat. Film de Franco Brusati (1973, 111 min.)

En mettant en scène l’itinérance rocambolesque d’un émigré italien à la recherche d’un travail dans le « paradis » helvétique, le réalisateur compose une fiction sensible et burlesque sur l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère durant les années 1960–1970.

Pour vivre ici/Saisonniers d’Espagne. Reportage de Claude Goretta

(1963, 19 min.)

Claude Goretta saisit les étapes du parcours des saisonniers espagnols à Genève, « étrangers par le passeport et l’isolement » : arrivée en gare, vie dans les baraquements, réclusion culturelle, interdiction du regroupement familial et nostalgie du pays.

La Vermine : une fable. Livre d’Anne Cunéo 

(1970, réédité en 2008)

Du matériel brut, tiré de la presse, du courrier des lecteurs des journaux, du petit livre Défense civile, des propos de bistrots… La violence verbale, souvent physique et parfois meurtrière d’une xénophobie omniprésente qu’on n’appelait pas encore racisme.

Le septième homme. Livre de John Berger et Jean Mohr

(Maspero, 1976, réédité en 2007)

Des vies réelles, des moments vécus, illustrés de photos saisissantes, avec un chapitre consacré à la Suisse. Objectif : montrer la dépendance des nations riches des années 1960 à l’égard du travail des nations pauvres et encourager la solidarité internationale.