Livres en lutte pour l’été

Leipzig octobre 1989
200 000 manifestant·e·s à Leipzig (Allemagne de l’Est), 10 jours avant la chute du mur.

Une révolution féministe à l’écran  

Livre de Iris Brey, Le regard féminin

Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, éd. de l’Olivier, 2020

Aussi : Iris Brey, Sex and the series, Paris, éd. de l’Olivier, 2018

Au travers de deux ouvrages publiés à deux ans d’intervalle et qui se complètent, l’autrice Iris Brey (docteure en théorie du cinéma et spécialiste de la question du genre et de ses représentations) parvient à démontrer que filmer les femmes sans en faire des objets est possible. Que certaines productions télévisuelles savent faire partager les expériences féminines et plus largement de genre, avec les spectateurs·rices, et parviennent à renouveler la manière de désirer en regardant, mais sans voyeurisme. 

En moins de 300 pages à chaque fois, l’autrice explique la théorie du male gaze et celle du regard féminin (ou female gaze) – qui n’est pas son contraire ! – en s’appuyant sur de nombreuses réalisations contemporaines et quelques œuvres plus anciennes ou plus confidentielles, et révèle brillamment le sens caché des images.

Iris Brey était l’invitée du podcast « Les couilles sur la table »  (épisodes 56 et 57). À écouter sur Binge audio.

Un coup de piolet dans la patte 

Livre de Nastassja Marton, Croire aux fauves

Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, éd. Verticales, 2019

Anthropologue française spécialiste du Grand Nord, Nastassja Martin renonce à l’ethnographie dans Croire aux fauves pour proposer un récit intense et singulier de sa « rencontre » avec un ours brun aux confins du monde. Celle-ci a lieu en août 2015 dans le Katmtchatka, péninsule volcanique de l’extrême-orient russe. Dans ce corps-à-corps, l’animal écope d’un coup de piolet à la patte, tandis que l’humaine voit disparaître une portion de son visage. Et contre toute attente, ils sont vivants.

Dans l’urgence, c’est sa mâchoire qui est soignée, devenant le théâtre d’une « guerre froide médicale franco-russe ». Mais pour donner sens à cet événement, il lui faut revenir sur les lieux et comprendre ce que signifie son nouveau statut de « miedka », tel que le définissent les Evènes qu’elle côtoie : l’ours n’a pas voulu la tuer, il a voulu la marquer, l’hybrider, la faire mi-femme mi-ours.

(Pour un récit complémentaire, parfois contradictoire, on peut enchaîner avec la lecture de l’ouvrage de John Vaillant, Le Tigre, paru en 2012)

Un trou noir nommé capitalisme 

Livre de Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme

Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020.

Tel un trou noir, le capitalisme absorbe tout, les activités humaines, les ressources naturelles, les connaissances, le vivant, pour en faire des marchandises. Mais cette logique est en crise profonde. La première partie de l’ouvrage propose un examen des contradictions du capitalisme. Jean-Marie Harribey y pointe les limites sociales et écologiques à l’accumulation du capital et l’incompatibilité du capitalisme et de l’écologie. Il poursuit le raisonnement par la discussion de la théorie de la valeur à l’aune du contexte contemporain, de la crise sociale et écologique actuelle. 

Cette première partie sert d’appui pour la seconde. L’auteur y propose une triple « bifurcation » pour sortir de l’impasse actuelle : réhabiliter le travail en affirmant sa centralité sociale, l’institution du(des) commun(s) et socialiser la monnaie. Si l’ouvrage manque parfois de pédagogie, Jean-Marie Harribey impressionne par la richesse de ses références, son érudition et la fécondité de son argumentation.

La fabrique de la consommation 

Couverture du livre de Anthony Galluzzo, La Fabrique du consommateur

Anthony Galluzzo, La fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande, Paris, Zones, 2020.

Vers 1800, une majorité de la population construisait sa maison, récoltait ses céréales, pétrissait son pain et tissait ses vêtements. Aujourd’hui, l’essentiel de la consommation est produit par un réseau de grandes et lointaines entreprises. En deux siècles à peine, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs et consommatrices urbaines et connectées.

Cet ouvrage dépeint les grandes étapes de cette conversion à la consommation. Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels changements sociaux ont accompagné la circulation massive des marchandises ? En parcourant l’Europe et l’Amérique du Nord des 19e et 20e siècles, ce livre retrace l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité… Il raconte la conversion des populations à la consommation et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.

Introduction à l’écosocialisme 

Livre de Michael Löwy, Qu'est-ce que l'écosocialisme

Michael Löwy, Qu’est-ce que l’écosocialisme, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020

L’écosocialisme est un courant politique fondé sur une constatation essentielle : la sauvegarde des équilibres écologiques de la planète, la préservation d’un environnement favorable aux espèces vivantes – y compris la nôtre – est incompatible avec la logique expansive et destructrice du système capitaliste. La poursuite de la « croissance » sous l’égide du capital nous conduit, à brève échéance – les prochaines décennies – à une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité : le réchauffement global.

Une histoire des années 1990 

Livre de François Cusset, Une histoire (critique) des années 1990

François Cusset, Une histoire (critique) des années 1990. De la fin de tout au début de quelque chose, Paris, La Découverte, 2020.

Durant les années 1990, la Yougoslavie implosait, les zapatistes prenaient les armes au Chiapas, au Rwanda on exterminait en masse. Partout les bulles spéculatives enflaient. La techno et l’ecstasy multipliaient les nuits blanches. De grandes grèves réveillaient le mouvement social, et les idéologues qui croyaient avoir vaincu le communisme commençaient à déchanter, pendant qu’Internet balbutiait.

Autre temps, si récent pourtant, que celui où prit naissance notre présent. Car dans l’intervalle entre la chute d’un mur, à Berlin, et l’écroulement de deux tours, à New York, le monde a basculé, avec les certitudes qui le portaient : celles de la fin (de l’Histoire, du social, de la guerre…), vite corrigées par le retour de l’événement, et celles du bonheur néolibéral sans alternative, que les faits comme les nouveaux·elles résistant·e·s s’appliquèrent à démonter.

L’ambition de ce livre est d’offrir la première histoire générale, plurielle et engagée de la dernière décennie du 20e siècle : l’ère de la « fin de l’Histoire » avait besoin de son manuel d’histoire, pour y voir s’entrecroiser culture et politique, pop et peuple(s), régressions brutales et nouvelles zones autonomes temporaires – et pouvoir passer, peut-être, de la fin de tout au début de quelque chose.

Le courage des Amazones 

Adrienne Mayor, Les Amazones, couverture

Adrienne Mayor, Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes (VIIIe siècle av. J.-C. – Ier siècle apr. J.-C.), Paris, La Découverte, 2020.

Depuis l’Iliade jusqu’à Pompée en passant par Alexandre le Grand, les mythiques Amazones ont toujours fasciné : des guerrières qui rivalisaient avec les héros grecs par leur courage et leurs prouesses militaires, mais qui ressemblaient aussi aux Barbares – la légende dit qu’elles se coupaient le sein gauche pour tirer à l’arc et qu’elles se débarrassaient de leurs enfants mâles.

Les Amazones sont-elles un mythe, un fantasme terrifiant inventé par les Grecs et les Romains ? Que peuvent-elles nous apprendre sur la réalité des civilisations avec lesquelles les Grecs étaient en contact ?

Adrienne Mayor montre que les Amazones trouvent leur origine dans la réalité historique et met à bas le préjugé selon lequel il n’y aurait jamais eu de femmes guerrières. Les découvertes archéologiques faites dans ces immenses étendues où nomadisaient les Scythes – et donc les Amazones décrites par Hérodote – ont permis d’identifier les restes de guerrières mortes au combat.

Il n’y a jamais eu de guerrières se mutilant la poitrine ou tuant leurs fils, mais il y a eu des tribus scythes où les femmes combattaient à l’égal des hommes. Adrienne Mayor se lance à leur poursuite et nous invite à un fabuleux voyage historique jusqu’aux confins de la Chine.

Gravure de Nicolas Henri Jacob, Hippolyte, reine des Amazones assaillie par un lion, 1824
Hippolyte, reine des Amazones assaillie par un lion, Nicolas Henri Jacob, 1824

Une féminisation de l’histoire en manga

Couverture de Higashimura-Akiko, Le tigre des neiges

Akiko Higashimura, Le tigre des neiges, vol.1 – 5, Le Lézard Noir, Poitiers, 2018 – 2020.

Et si Uesugi Kenshin, puissant seigneur de guerre ayant vécu durant l’époque Sengoku, au 16e siècle, était en réalité une femme ? La mangaka Akiko Higashimura part de cette théorie pour nous proposer un manga historique relatant la vie de ce stratège hors pair surnommé le « Tigre d’Echigo ».

L’histoire commence en 1529, à la naissance du troisième enfant de Nagao Tamekage, seigneur du château de Kasugayama. Son fils aîné n’ayant pas l’étoffe d’un guerrier, Tamekage veut faire de ce dernier-né son héritier, mais à son grand désespoir, c’est une fille qui naît. Il décide alors de l’élever comme un garçon et le nomme Torachiyo. 

Le manga explore cette tension entre rôles assignés en fonction du genre tout en s’appuyant sur des éléments historiques précis pour offrir une fresque du Japon de l’époque.