L'amiante, le profit et la mort: une histoire qui en dit long

L’amiante, le profit et la mort: une histoire qui en dit long

En Suisse, au cours des dernières
décennies, la défense des intérêts des
travailleurs-euses, en particulier
immigré-e-s, de leur santé, de leur bienêtre
et de leur espérance de vie, a été un
échec; ceci sans parler de la défense des
victimes des multinationales helvétiques
dans le monde. La complaisance des
organisations ouvrières vis-à-vis du
productivisme helvétique, de même que
leurs illusions sur «les bienfaits» de la
croissance, du plein emploi et du
«développement des forces productives»,
expliquent largement cela. A ce sujet,
l’expérience de l’amiante est
emblématique.*

Avec le recul que nous accorde la longue histoire de
l’amiante, on constate que la résistance patronale au
règlement de ce problème grave – soutenue par l’Etat
et la CNA –, visait non seulement la défense des intérêts
des producteurs de produits amiantés mais, par
ce biais, celle de toutes les entreprises utilisant des
toxiques. Ainsi, l’affaire de l’amiante illustre bien les
multiples affaires en cours et à venir: pollutions,
nucléaire, OGM, gaz à effet de serre, et bien d’autres
contre lesquelles le mouvement ouvrier devra résister.

Après avoir imposé la «paix du travail» qui visait à
empêcher la résistance des salarié-e-s, le capital
réclame la paix du marché pour neutraliser toute
entrave dans ses choix productifs. Mais cette guerre
patronale pour la «santé» des entreprises contre celle
des travailleurs-euses qu’elles exploitent ne peut justifier
une démission des organisations syndicales. Cet
échec dramatique laisse mal présager de la résistance
des salarié-e-s face aux milliers de cancérogènes,
mutagènes et toxiques inédits qui constituent de nouvelles
menaces sur les lieux de travail et dans l’environnement.

Une tragédie annoncée

Tout d’abord, l’affaire de l’amiante est séculaire et
universelle. Il n’est donc pas possible de l’aborder
dans toute son étendue. Elle reste largement à écrire.
Elle peut l’être d’autant plus facilement que des sources
assez complètes existent1. A la différence des autres
toxiques, cancérogènes, allergènes ou mutagènes
qui polluent actuellement les places de travail, l’amiante
intoxique les travailleurs-euses depuis plus
d’un siècle. Cette fibre est ainsi emblématique de plusieurs
maladies professionnelles, dont l’asbestose –
une forme de calcification pulmonaire – reconnue
comme telle par la CNA (actuelle SUVA), en 1927, et
intégrée à la liste des maladies professionnelles en
1939; ce qui ne devait cependant pas empêcher que
ses victimes ne soient indemnisées qu’à partir de
1953.

L’amiante provoque également des cancers du poumon,
de la plèvre et du péritoine, ces derniers nommés
mésothéliomes étant spécifiques de cette substance.
Cette maladie foudroyante ne devait être
reconnue par la CNA qu’en 1969, soit plus de trente
ans après que la relation entre exposition professionnelle
à l’amiante et cancer du poumon ait été mise en
évidence. Quant aux cancers pulmonaires, la SUVA
rechigne aujourd’hui encore systématiquement à les
reconnaître, et ce même si toutes les maladies dues à
l’amiante doivent être indemnisées, en principe,
depuis 1984. Pour motiver ses refus, elle affirme –
sans en apporter elle-même la moindre preuve – que
ces pathologies seraient dues à la fumée du tabac ou
à une exposition non professionnelle, soit parce que
l’amiante n’aurait pas été utilisé sur le lieu de travail
de la victime, soit parce que les doses inhalées
auraient été trop faibles pour provoquer la maladie.
Ainsi, les nombreuses victimes – ayant travaillé dans
des bateaux, des usines floquées à l’amiante, des
fabriques de camions, des carrosseries, des chantiers
de démolition ou de construction, des ateliers CFF –
où l’amiante était omniprésente –, incapables d’apporter
la preuve d’une intoxication vieille de plusieurs
décennies, se trouvent aujourd’hui démunies et privées
des indemnisations auxquelles elles ont droit.

Les pathologies liées à l’amiante – dont les mésothéliomes,
alors pratiquement incurables – sont reconnues
de façon indiscutable depuis 1962, mais il a
fallu attendre près de trente ans pour que les autorités
suisses en interdisent l’usage, en 1990; sa production
n’ayant cessé définitivement qu’en 1994. Or,
durant ce laps de temps, l’industrie suisse a doublé
son importation d’amiante. De plus, l’interdiction n’a
pas été suivie de mesures correspondantes de décontamination
des sites, bâtiments et installations contenant
le toxique. C’est la raison pour laquelle le début
du XXIe siècle a connu le commencement d’une hécatombe
qui se poursuivra jusqu’aux années 2020.
D’après nos statistiques d’importation d’amiante en
Suisse, la quantité mise en oeuvre correspond à une
centaine de kilos par habitant, dont seule une faible
partie a été éliminée.

Plus grave, les centaines de milliers de personnes
ayant été exposées directement ou indirectement à
l’amiante, avant son interdiction, n’ont pas fait l’objet
de suivis médicaux périodiques. Les fichiers des salarié-
e-s ayant travaillé à la fabrication d’amiante ciment (Eternit), de flocage, d’isolation, dans le bâtiment
en général, seraient introuvables; ce qui interdit
l’information urgente des salarié-e-s exposés – en
particulier des immigré-e-s ayant quitté la Suisse –
pour les inciter à prévenir leur médecin traitant. Ainsi,
c’est par des médecins et des avocats des pays d’émigration,
à la recherche de preuves de l’exposition
professionnelle passée des victimes déjà décédées,
que parviennent les noms des travailleurs-euses.
L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de permettre aux
familles de bénéficier des indemnisations auxquelles
elles ont droit.

Souffrance au travail, à domicile,
à l’hôpital…

A la différence des accidents professionnels, dont les
conséquences sont immédiates, les effets délétères
de l’amiante ne se manifestent que tardivement, jusqu’à
une quarantaine d’années après l’inhalation de
ses fibres. Ce temps de latence, propre aux toxiques
cancérogènes et mutagènes, est effroyable pour ses
victimes qui redoutent la maladie à venir tout au long
de leur activité professionnelle, puis la subissent
durant leur retraite. Ainsi, la disparition de ces victimes
donne une idée fausse de l’amélioration de la
durée et de la qualité de vie des salarié-e-s. «Si
l’espérance de vie a augmenté, cela se traduit aussi,
en raison des séquelles de l’activité professionnelle,
par une explosion des maladies du retraité: cancers,
affections cardiovasculaires, dépressions, attaques
cérébrales, handicaps sensoriels, arthrose, démences
séniles, Alzheimer, etc.»2. Les statistiques qui démontrent
l’augmentation incessante de l’espérance de vie
sont à cet égard doublement trompeuses. En comptabilisant
indifféremment les années bien et mal
vécues, et en tirant des moyennes entre salarié-e-s et
employeurs, elles confondent espérance et désespérance
de vie.

Mais ce temps de latence permet d’oublier les liens
de cause à effet. Ainsi, les employeurs perdent la
trace de leurs victimes; les assurances professionnelles
s’épargnent d’énormes dépenses en contrôles
médicaux et indemnités; les institutions minimisent
les risques et diffèrent l’introduction de mesures préventives;
la recherche épidémiologique exclut quantité
de travailleurs exposés de ses statistiques de mortalité.
Les victimes de l’amiante meurent pour la plupart
dans de terribles souffrances et dans l’indifférence
des responsables de leurs maladies. Souvent
même, elles ignorent les causes de leur décès prématuré
et l’attribuent à tort à leur «hygiène de vie»,
quand ce n’est pas à leur «manque d’exercice physique
»! Pour les cancéreux, il ne s’agit donc plus de
souffrance au travail, mais de souffrance à domicile,
puis à l’hôpital… sans cesse – pour eux et leurs proches
–, du diagnostic à la mort.

A la perte de l’emploi, conséquence directe de la maladie,
s’ajoutent les douleurs, la dépendance accrue et
l’anxiété quant au temps qui reste à vivre. Pire encore
sont les incertitudes liées à la prise en charge du
malade, tant du point de vue de la qualité des soins,
que de celui des tracasseries administratives et juridiques.
Les syndicats oublient le cotisant absent ou
démuni; il revient donc au malade de se défendre
contre son employeur et son assurance.

Confrontés dès les années 70 à l’urgence de protéger
les ouvrier-e-s et employé-e-s contre les risques de
l’amiante, les syndicats suisses ont dû affronter la
troïka patronat-CNA-Etat. Ils ont d’abord tenté de
résister, avant d’abandonner progressivement leurs
revendications.

Le patronat soutient Eternit

Dix ans après l’abandon définitif de l’usage de l’amiante
en Suisse, Eternit continuait à négliger sa nocivité, à
fuir ses responsabilités, à confisquer les informations
qui pouvaient la compromettre et à nier l’ampleur des
drames humains qu’elle avait délibérément causés.
C’est ainsi qu’elle a pu écrire que l’amiante avait fait
l’objet d’un «rejet émotionnel», qu’elle avait été «vouée
aux gémonies»3, entendant par là que la lutte pour l’interdiction
de l’amiante n’était motivée que par le mépris
et l’opprobre, et non par un souci raisonné de la santé
publique. Ainsi, les auteurs du luxueux ouvrage de 270
pages, publié pour le centième anniversaire de la fondation
d’Eternit, sacralisaient-ils l’amiante-ciment, mais
n’exprimaient pas le moindre regret, la moindre excuse
ou reconnaissance pour les salarié-e-s qui, par leur travail,
leur souffrance et leur mort, avaient contribué à
l’immense fortune de leurs employeurs.

Un espoir – ou une illusion – de règlement politique
de l’affaire de l’amiante à l’avantage des travailleurs et
de la population est apparu à travers les conférences
annuelles de l’OIT à Genève. Il s’agissait d’une sorte
de «négociation collective à l’échelle planétaire»4 sur
l’amiante, en 1986, après dix années de discussion et
72 sessions. On savait les pourparlers difficiles: le
délégué des travailleurs – représentant une population
pourtant largement majoritaire – ne pouvait faire
le poids face à celui des employeurs, appuyé par deux
délégués gouvernementaux. En réalité, la négociation
fut impossible: la Convention 162 et la Résolution
172 «concernant la sécurité dans l’utilisation de l’amiante», adoptée en 1986, choisissaient de ne pas
choisir, privilégiant une fois de plus la productivité
plutôt que les producteurs. Les quelques avancées
dans la prévention étaient rendues caduques par des
restrictions incarnées dans des formules du type «si
c’est réalisable du point de vue technique» ou «si les
conditions économiques le permettent».

Mais le coup de grâce a été donné à cette Convention
par la dénonciation de la toxicité potentielle des fibres
de substitution à l’amiante. Cet argument, faisant
appel au «principe de précaution», fut lancé par les
producteurs d’amiante québécois, et largement
repris, y compris par la CGT, pour défendre la production
«française» d’Eternit: «Aucun produit [de
remplacement de l’amiante] ne [devait] être mis sur
le marché sans avoir été testé sérieusement pour ses
effets immédiats et aussi dans un temps de latence
de 20 à 40 ans»5. En clair: pas d’interdiction d’un
toxique dont les risques sont avérés avant que ne soit
prouvée la non-toxicité absolue des fibres de substitution
virtuelles.

La preuve était ainsi faite que ce type de négociations,
si officielles et universelles fussent-elles, n’avait
guère d’utilité et démobilisait au contraire les salariée-
s représentés par des bureaucrates, souvent incapables
ou complaisants. D’ailleurs, le Conseil fédéral,
selon un article paru dans le quotidien 24H, refusa
immédiatement de signer la Convention de l’OIT, sous
prétexte qu’elle ne prévoyait «aucune dérogation au
remplacement de l’amiante, pour les cas où une telle
mesure serait économiquement insupportable pour
les entreprises chargées de la mettre en vigueur».
«L’USS saute au plafond» et «le monde du travail
gronde»,6 titrait alors le même article. Mais les décisions
de l’OIT ont bien été le chant du cygne des
initiatives syndicales pour l’interdiction universelle et
définitive de l’amiante et la prise en charge de ses victimes.
Elles n’allaient plus être que des combats d’arrière-
garde, alors même que le nombre de morts ne
cessait d’augmenter.

L’épidémie continue…

Les modestes succès de la mobilisation des années
80 – interdiction de l’amiante en Suisse, inventaire
des bâtiments floqués, obligation de défloquer les
bâtiments publics – n’ont pas rendu possible, et ont
même stoppé net, un début de mobilisation sur la
revendication essentielle qu’était la protection des
travailleurs-euses exposés. Plus grave encore, ces
acquis ont permis aux pouvoir publics et privés d’enterrer l’affaire en prétextant que l’utilisation d’amiante
ayant été interdite, et les édifices en contenant
localisés, l’amiante ne pouvait plus être dangereux! Il
a donc été facile de tromper les travailleurs d’Eternit,
qui continueront à mourir prématurément au cours
des deux prochaines décennies, en leur assurant
qu’ils ne risquaient plus rien.

Pourtant, étouffée il y a vingt ans, l’épidémie est loin
d’être éradiquée. Ces fibres mortelles subsistent encore
dans de nombreux bâtiments et dans les poumons
des milliers de travailleurs-euses qui les ont inhalées.
De la centaine de kilos d’amiante par habitant qui a été
utilisée en Suisse, seule une faible partie a été mise
hors d’état de nuire. Le règlement rapide et définitif de
cette affaire était pourtant une exigence démocratique
élémentaire. Mais les travaux de désamiantage n’allaient
pas procurer autant de profits aux rares entreprises
spécialisées dans l’amiante que l’épuration des
eaux, l’incinération des déchets, la neutralisation des
toxiques ou la construction d’autoroutes. De plus, le
suivi médical, les soins hospitaliers et l’indemnisation
des victimes de l’amiante et de leurs proches ne peuvent
qu’engendrer d’énormes dépenses pour les assurances.
Enfin, le contrôle des parcs immobiliers, la
surveillance des chantiers, la formation des travailleurs-
euses impliquent pour les pouvoirs publics
des dépenses inopinées qu’ils ont refusé d’assumer
au prétexte du «moins d’Etat».

Ainsi, à la différence des ordures, fumées, odeurs et
autres miasmes urbains, les risques de l’amiante – ce
toxique omniprésent mais invisible, mortel mais à
retardement – ont pu être niés, sous-estimés ou
escamotés. Tel est le choix qu’a fait la troïka Etatpatronat-
CNA, face à laquelle le mouvement ouvrier,
menacé par le chômage et affaibli par le démantèlement
de ses acquis, n’a pas su imposer ses propres
revendications. Dans son ouvrage de 1984, intitulé
«Eternit: Poison et domination, une multinationale de
l’amiante», le Parti Socialiste Ouvrier (PSO) affirmait
que «le patronat et l’Etat ne vont pas manquer, pour
défendre l’usage de l’amiante, d’agiter la crise et la
menace du chômage. Les travailleurs sont-ils donc
piégés, contraints de choisir entre le chômage et la
maladie? C’est exactement là que se situe le point faible
des organisations majoritaires du mouvement
ouvrier. Leurs dirigeants sont convaincus que le capitalisme
est la seule organisation rationnelle de l’économie
et que le profit des capitalistes doit donc être
préservé dans l’intérêt des travailleurs eux-mêmes.
La politique des grands partis ouvriers et des syndicats
est basée sur ce dogme.» Il est urgent de changer
radicalement de perspective. En effet: un autre
monde est possible!

François ISELIN

* Une version beaucoup plus fouillée de cet article paraîtra dans le
prochain numéro des Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier

  1. Pour ce qui est de la Suisse romande, La Brèche, l’organe de la LMR-PSO (Ligue marxiste révolutionnaire, devenue ensuite le Parti socialiste ouvrier), et plus tard solidaritéS, ont suivi l’affaire de près.
  2. Igniacio Ramonet, Le Monde diplomatique, juin 2003.
  3. Eternit suisse. Architecture et culture d’entreprise depuis 1903, Catalogue d’exposition pour le 100e anniversaire, GTA, 2003.
  4. Les Services publics, 14 août 1984.
  5. Journée d’étude sur le groupe Eternit et l’amiante-ciment, Paris, 14-15 janvier 1988.
  6. 24 Heures, 23 août 1987.