Lula, Chirac. Zapatero, Lagos et la faim dans le monde

Lula, Chirac. Zapatero, Lagos et la faim dans le monde

Au cours de ces deux
dernières semaines, on a vu
les grands de ce monde se
bousculer au chevet des pays
les plus pauvres. Lula et
Chirac ont ouvert les feux en
défendant ensemble – devant
l’ONU à New York – une taxe
mondiale pour éradiquer la
faim. Immédiatement après,
Bush s’est lancé dans un
plaidoyer pour l’annulation de
la dette multilatérale afin
d’ouvrir la voie à de nouveaux
accords bilatéraux. Enfin,
Gordon Brown a annoncé, pour
le Royaume-Uni, l’annulation
unilatérale de sa part de la
dette des pays les plus
pauvres envers la Banque
Mondiale et la Banque
africaine de développement.
Pour en savoir plus,
notamment sur l’initiative
franco-brésilienne, nous nous
sommes entretenus avec
Damien Millet1, Président du
Comité pour l’Annulation de la
Dette du Tiers-Monde (CADTM)
France.

En tant qu’altermondialiste, comment
réagis-tu à l’initiative de Lula,
Chirac, Zapatero et Lagos à New
York, approuvée par une nette
majorité des Etats membres de
l’ONU, en faveur de l’imposition
d’une taxe mondiale pour lutter
contre la faim dans le monde?

Comment être contre une taxe mondiale
pour lutter contre la faim?
Malheureusement, ce seul outil sera
bien loin d’être suffisant, alors que dans
le même temps, le Fonds monétaire
international et la Banque mondiale
continuent d’imposer des programmes
d’ajustement structurel qui aggravent la
misère, notamment en Afrique. Les
pays dits en développement sont broyés
par la dette, laminés par des politiques
néolibérales universellement reconnues
comme néfastes pour les populations
les plus fragiles, pillés par des multinationales
qui s’entendent avec des dirigeants
souvent corrompus pour se partager
les bénéfices de l’exploitation des
matières premières. La taxe envisagée
la semaine dernière reste floue quant à
ses modalités pratiques, mais en tout
état de cause, ressemble bien plus à un
leurre médiatique qu’à une mesure
sérieuse pour la satisfaction universelle
des droits humains fondamentaux. Car
on maintient intacte la logique qui a
conduit le monde là où il se trouve. Mais
la position des grandes puissances
n’est plus tenable à l’identique: elles
s’en rendent compte avec le terrorisme,
la fronde des pays émergents à
l’Organisation mondiale du commerce,
ou le modèle économique actuel qui
montre ses limites. Alors elles font des
moulinets avec les bras et se donnent
bonne conscience, tout en prenant
garde de maintenir en place ce système
de domination implacable, au profit de
Wall Street et des détenteurs de capitaux
à travers le monde.

Depuis le sommet du G8 à Evian, en
juin 2004, comment la proposition
initiale de Lula a-t-elle fait son
chemin? S’est-elle enrichie dans sa
formulation? Comment expliques-tu
le rôle de leader adopté par la
France?

Lula applique au Brésil une politique économique
parfaitement orthodoxe, allant
même au devant des exigences du FMI
parfois! L’un des très rares points qui
rappelle qu’il n’est pas un pur libéral est
le plan Faim zeroauquel il se raccroche.
Dans le même temps, Chirac s’oppose à
Bush et Blair sur la guerre en Irak et
cherche à sortir de cet affrontement en
ouvrant un deuxième front avec le renfort
d’autres pays, notamment du Sud. Déjà à
Evian, il avait cherché le soutien de chefs
d’Etat extérieurs au G8 qu’il avait invités
en grande pompe. On assiste actuellement
à un gigantesque jeu de géostratégie
où chacun met la pression sur l’autre:
Bush a commencé avec l’Irak, Chirac
rétorque avec les taxes globales, Bush
reprend la main avant les assemblées
annuelles du FMI et de la Banque mondiale
avec le projet d’une annulation de
dette multilatérale qui multiplierait alors
les accords bilatéraux dont est friande
l’administration états-unienne. Et pendant
ce temps, comme avait dit Chirac à
Johannesbourg, «notre maison brûle et
nous regardons ailleurs»… Et tous ces
grands argentiers regardent ailleurs…

Quelle doit être l’attitude du
mouvement altermondialiste par
rapport à de telles initiatives, qui
témoignent à la fois de son impact
dans l’opinion publique, mais visent
en même temps à défendre la
compatibilité de la mondialisation
néolibérale avec la mise en place
simultanée, à l’échelle planétaire, de
filets sociaux minimaux?

Le mouvement altermondialiste doit voir
derrière les effets d’annonce et ne pas
être dupe. Il doit voir que l’on manipule
les gens, les mots, les idées, comme
celle de la «réduction de la pauvreté» qui
s’est trouvée dévoyée par les institutions
internationales. Les puissants cherchent
à renforcer leur pouvoir et l’entreprise est
habile. On a inventé l’initiative PPTE
(Pays pauvres très endettés) et on a dit
que la dette était annulée, alors que le but
est d’annuler le minimum de dette possible
à quelques pays dociles pour que les
remboursements affluent régulièrement.
On a inventé le NEPAD, un plan pour le
développement de l’Afrique, et on a dit
que l’Afrique était sauvée, alors que les
fonds nécessaires ne sont pas trouvés et
que le NEPAD n’est que de l’ajustement
structurel géré par quelques dirigeants
africains eux-mêmes. On parle maintenant
de cette taxe contre la faim et elle ne
règlera pas le problème de la faim car la
logique qui a conduit à la situation d’aujourd’hui,
où 840 millions de personnes
souffrent de malnutrition, est toujours
solidement en place. Pour mettre hors
d’état de nuire ce système prédateur,
l’outil de la taxe Chirac-Lula ne suffira
pas. Il faut toute une boîte à outils, avec
l’annulation totale de la dette, la récupération
des sommes détournées au Sud et
placées dans les grandes banques occidentales
et dans les paradis fiscaux [en
Suisse, notamment, ndlr], une aide au
développement digne de ce nom, une
redistribution des richesses sur la planète,
un mécanisme permettant aux populations
de contrôler totalement l’affectation
des sommes libérées, des taxes globales
et bien d’autres idées que le mouvement
altermondialiste mûrit. La pelote
est devant nous, il nous faut être assez
forts et assez nombreux pour tirer le fil et
détricoter le système…

Entretien réalisé par Jean BATOU

  1. Damien Millet est coauteur des ouvrages suivants: 50 Questions 50 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, avec Eric Toussaint, éd. CADTM-Syllepse, 2003; et La Jamaïque dans l’étau du FMI, avec François Mauger, éd. L’Esprit frappeur, 2004.