Travail des enfants et système économique mondial

Travail des enfants et système économique mondial

Adoptée en 1989 et ratifiée à ce jour par
la plupart des pays, la Convention des
Nations Unies sur les Droits des Enfants

marque une étape importante dans la
prise de conscience de la communauté
internationale. Il s’agit sans doute, dans
le domaine de l’enfance, de l’événement
majeur de la fin du siècle, aussi
important que le fut deux siècles plus tôt
la Déclaration des droits de l’Homme et
du Citoyen
. La marche mondiale des
enfants en juin 1998 a témoigné tant de
la gravité de la situation et de la montée
de la prise de conscience que de la
volonté des enfants mis dans cette
situation de s’organiser pour défendre
leurs droits et rejoindre ainsi le front des
luttes sociales, notamment aux côtés des
syndicats*.

Parmi les droits des enfants les plus fréquemment
bafoués figurent en bonne place le droit à l’instruction, à la
protection sanitaire et à la satisfaction des besoins les plus
élémentaires. Derrière la négation de ces droits se dissimule
en règle générale un phénomène, à la fois ancien et
en extension rapide, d’exploitation du travail des enfants.

Depuis une dizaine d’années les chiffres fournis par le
Bureau International du Travail sont à la hausse. En
1979, le BIT avançait le chiffre de 52 millions.
Aujourd’hui, le chiffre de 300 millions d’enfants en
situation de travail à l’échelle de la planète constitue une
estimation largement partagée. Dans maints pays du
Tiers Monde, c’est plus de 50% d’enfants de la tranche
d’age 10-14 ans qui sont dans cette situation. En règle
générale d’autres indicateurs «d’alerte» sont également
réunis: taux de mortalité infantile, espérance de vie,
taux de scolarisation, accès au système de santé, etc…
Ce n’est donc pas le fait du hasard si c’est dans les pays
en développement que se concentrent 90% des enfants
au travail. Les pays européens découvrent eux aussi
avec surprise, à la faveur de la crise, l’existence de deux
millions d’enfants en situation de travail. Des capitales
comme Lisbonne ou Londres n’échappant pas à un
phénomène que l’on croyait appartenir à l’histoire lointaine.

Le passage d’une économie domestique
à une économie de profit

Le travail des enfants délite littéralement les structures
familiales les plus élémentaires. Il constitue également
une conséquence importante de la désagrégation des
familles. A la fois cause et conséquence de ce délitement,
ce travail ne se développe que comme forme de
survie familiale face à la montée de la misère environnante
et du bouleversement des structures sociales. Il
importe de distinguer entre le monde rural, qui a toujours
su intégrer traditionnellement le travail des enfants
sans pour autant que l’on puisse parler d’exploitation, et
les zones urbaines où ce travail s’est trouvé happé à travers
des mécanismes dont la famille était plus facilement
absente, laissant ainsi les forces du marché agir
avec une brutalité plus aiguë.

Plus qu’ailleurs, c’est dans la société traditionnelle,
notamment rurale ou paysanne, que le travail a constitué
une forme d’intégration et de socialisation au sein de
la famille, de la communauté ou du groupe. Dans ce
cadre, le travail des enfants a toujours présenté un
caractère humanisant d’où la relation d’exploitation était
généralement exclue. Mais cet «âge d’or» n’a pu perdurer
lors de l’immense transformation subie par le Tiers
Monde lors de son intégration dans l’économie internationale.
A cette occasion le travail des enfants a vu sa
signification se modifier et sa dimension humanisante et
intégratrice se dissiper au profit de relations d’exploitation
dont la famille a joué le rôle de relais. Face à la crise
ce phénomène est devenu massif devenant ainsi une
caractéristique permanente du fonctionnement du marché
du travail. Plus que de «survivance» traditionnelle, il
s’agit d’un détournement de signification propre aux
sociétés entrées dans un processus de désarticulation et
d’appauvrissement qui affecte les familles dans leurs
structures, leurs valeurs et leur rationalité.

Le travail des enfants dans ce contexte n’est que la
conséquence du naufrage des familles qui est plus ou
moins répercutée sur les enfants. Ceux-ci jouant en
quelque sorte le rôle de coussin amortisseur en première
ligne de la crise. La famille présente encore un visage
ambivalent: cocon protecteur et relais répercuteur de
misère. En dessous d’un certain seuil de précarité le
basculement s’opère en faveur de la seconde fonction,
la rationalité familiale traditionnelle vacillant sous les
assauts brutaux des forces du marché.

L’emploi d’enfants marque ainsi une phase critique du
processus de passage d’une économie domestique à
une économie de profit. Dès lors, la mise au travail
lucrative de l’enfant s’inscrit dans une logique d’exploitation
extrême qui, par son caractère massif, va altérer
le mode de développement.

Le remboursement de la dette

Le processus de mondialisation est allé de pair avec
l’endettement croissant du Tiers Monde, qui doit maintenant
faire face aux exigences du remboursement. Il
faut rappeler qu’un emprunt international est toujours
libellé en devises et qu’il faut le rembourser dans la
monnaie dans laquelle on l’a souscrit. Il faut donc produire
des biens échangeables sur le marché mondial
pour se procurer ces devises. Tout emprunt international
devient ainsi insidieusement le facteur le plus efficace
pour orienter la politique d’un pays vers l’ouverture
au marché mondial.

On comprendra aisément que toute production de biens
visant à satisfaire les populations locales, notamment en
santé, éducation ou logement, ne peut générer aucune
ressources en devises. Il en va de même pour tout travaux
d’infrastructure ou de grand équipement collectif.
Après avoir exporté ses ressources naturelles ou agricoles,
si l’on en a, il faudra exporter sa misère c’est à
dire des biens manufacturés à forte intensité en main
d’oeuvre. C’est à travers un dumping social que l’on
manifestera son avantage comparatif sur le marché
mondial. Le recours massif au travail des enfants
deviendra une nécessité incontournable sur laquelle
maints gouvernements fermeront les yeux, tenus d’assurer
le remboursement de la dette. Les politiques d’ajustement
structurel mises en place depuis une quinzaine
d’années n’ont fait qu’aggraver cette tendance au
point que des organismes comme l’UNICEF ont dû en
appeler à un «ajustement à visage humain» et que la
Banque Mondiale elle-même en tire à présent des
leçons négatives.

Ne pas instruire, ne pas qualifier,
ne pas soigner…

En effet, faire travailler des enfants cela signifie ne pas
instruire, ne pas qualifier, ne pas soigner, refuser de
satisfaire les besoins les plus essentiels, bref refuser de
satisfaire aux exigences du développement au double
sens de l’expression: à la fois satisfaction de besoins
immédiats et en même temps nécessité pour l’avenir
individuel, collectif et national.

C’est refuser de penser l’existence des enfants en terme
de potentialité de développement et adopter une vision
de court terme. L’instruction, la santé, la satisfaction
des besoins les plus essentiels ne s’apparentent pas à
des simples consommations finales, mais constituent
de véritables consommations de développement qui
engagent l’avenir du pays. Ainsi pour satisfaire des
contraintes financières immédiate on sape allègrement
les bases futures de la mise sur pieds d’un système productif.
Le social est perçu comme un coût pour l’économie
au lieu d’être pensé comme investissement. La
jeunesse paie un lourd tribut sur l’autel de ces conceptions.

Michel ROGALSKI**

* Article réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue
Recherches internationales, qui a consacré un numéro spécial à
l’exploitation du travail des enfants (N° 50, automne 1997, 90 F)
** Economiste, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales –
CNRS, Directeur de la revue Recherches internationales.