Guerre civile en Côte d’Ivoire: conflits d'intérêts néocoloniaux

Guerre civile en Côte d’Ivoire: conflits d’intérêts néocoloniaux

Depuis septembre 2002, la Côte d’Ivoire vit une partition de fait. Le Nord et le Centre sont sous l’autorité de la rébellion des «Forces Nouvelles», tandis que le Sud est dominé par les Forces Armées Nationales de Côte d’Ivoire (FANCI), demeurées loyales au chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, élu en 2000. Entre les deux, la zone dite de confiance, sous le contrôle des troupes françaises de l’«Opération Licorne» et de l’«Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire» (ONUCI), garantit le respect du cessez-le-feu signé en octobre 2002. C’est pour mettre fin à cette partition de fait que les FANCI ont lancé l’«Opération Dignité» contre les positions rebelles, le 4 novembre dernier, bombardant au passage un campement français: neuf tués et une trentaine de blessés parmi les soldats français, auxquels il faut ajouter la mort d’un civil états-unien. Il s’agit d’une flagrante violation des accords signés sous les auspices de la France, en janvier 2003, à Linas-Marcoussis (région parisienne), et confirmés récemment par les Accords d’Accra III (Ghana, juillet 2004).

L’économie ivoirienne en chiffres

Principale économie de l’Afrique occidentale francophone.

1er partenaire commercial de la France dans la Zone Franc CFA (créée en 1945, cette monnaie est celle de quinze Etats africains subsahariens – 13 anciennes colonies françaises + 2 anciennes colonies espagnole et portugaise – sous tutelle financière du Trésor français, où chacun est tenu de déposer au moins 65% de ses reserves de change. La Côte d’Ivoire détient 40% de la masse monétaire de la Zone Franc Ouest; elle arrive en 3e position en Afrique subsaharienne;

1er producteur mondial de fèves de cacao, 5e producteur de café…

1er port de transit d’Afrique de l’Ouest, 1er port thonier, 2e port à conteneurs d’Afrique (après l’Afrique du Sud).

Présence Française: 250 filiales de sociétés métropolitaines et 600 PME-PMI:

BOLLORE: monopole des transports maritime et ferroviaire; industrie du tabac, caoutchouc, coton, exportation de cacao… BOUYGUES: n° 1 du bâtiment et travaux publics, concessionnaire majoritaire absolu dans la production et la distribution de l’électricité, dans la distribution de l’eau, actions dans l’exploitation pétrolière… SOCIETE GENERALE (55 agences), CREDIT LYONNAIS, BNP PARIBAS, FRANCE TELECOM (monopole du téléphone fixe et mobile, 2 entreprises), TOTAL (distribution des hydrocarbures, 160 stations services, 25% de la Société Ivoirienne de Raffinage – à privatiser –), SAUPIQUET (principal thonier), CASTEL (boissons et 2 usines de sucre), AEROPORT DE MARSEILLE (concessionnaire de l’Aéroport International d’Abidjan), EDF(actionnaire de la Nouvelle centrale AZITO Energie), AXA, AIR FRANCE (51% AIR IVOIRE), SOFITEL-NOVOTEL, CFAO (vente auto, agro-alimentaire, pharmacie)

Autres principaux capitaux occidentaux: USA: CARGILL (récent n°1 du chargement et exportation du cacao ivoirien), OCEAN ENERGY (exploitation pétrolière), RANGER OIL (pétrole), MOBIL (distribution hydrocarbures), ARCHER DANIEL MIDLAND, ADM (n° 3 du chargement et de l’exportation du cacao et broyage). Hollande: UNILEVER.
Suisse: NESTLE(2 usines de café soluble sur ses 27 dans le monde), BARRY CALLEBAUT (3 usines de chocolat…), NOVARTIS AG.
Présence chinoise dans le secteur bâtiment travaux publics en concurrence avec Bouygues. (jn)

En représailles, sur ordre de Jacques Chirac, l’armée française a détruit au sol la flotte aérienne militaire et l’hélicoptère présidentiel ivoiriens. Ceci a suscité à son tour, à l’appel des «jeunes patriotes» (jeunes partisans de Laurent Gbagbo, assimilables à une milice) et de certains dignitaires du Front Populaire Ivoirien (FPI, le parti de Gbagbo), des violences anti-françaises et anti-opposition à Abidjan (agressions verbales et physiques, viols, pillages, destruction de biens). Une soixantaine de manifestant-e-s ont été tué-e-s par des soldats français. Enfin, le Conseil de Sécurité de l’ONU, a condamné cette violation et adopté à l’unanimité, sur proposition française, le 15 novembre, la résolution 1572, «par laquelle il impose un embargo sur les armes à la Côte d’Ivoire et envisage le gel des avoirs financiers et une restriction des déplacements à l’étranger à toute personne menaçant le processus de paix et de réconciliation nationale dans ce pays».

D’où vient la crise ivoirienne?

La mort de Félix Houphouet-Boigny, président-autocrate, de 1960 à1993, avait ouvert une guerre juridico-politicienne pour l’intérim entre le Premier ministre, Alassane Ouattara, et le Président de l’Assemblée Nationale, Henri Konan Bédié. C’est ce dernier, baron-milliardaire du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire1, qui a gagné la partie, en raison sans doute de la grande communauté d’intérêts qui le liait au capital français, qui domine l’économie du pays et garantit la reproduction de cette emprise. De surcroît, il appartenait à la même région – le Sud – que l’oligarque défunt qui, malgré une gestion habile de la diversité ethnique nationale, avait établi l’hégémonie des siens dans l’appareil du parti-Etat. Son challanger, un haut fonctionnaire du FMI, partisan d’une restructuration néo-libérale de la dépendance économique du pays, originaire du Nord, était musulman et censé s’être prévalu, dans sa jeunesse, de la nationalité voltaïque (actuellement burkinabé). Cette «ivoirité»douteuse lui avait valu, comme leader du Rassemblement des Républicains(RDR), l’exclusion de la course présidentielle en 1995 et en 2000.

Le putsch du général Guéï (décembre 1999) contre le régime Bédié a été ainsi assez bien accueilli par une grande partie de la population, notamment parce qu’il promettait la fin des discriminations ethniques, régionales et confessionnelles… entre ivoirien-ne-s, de même que du chauvinisme à l’égard des autres ressortissant-e-s africains (25% de la population, produit des migrations de main d’oeuvre organisées depuis la période coloniale). En même temps, l’ajustement structurel néo-libéral, initié sous Houphouet Boigny, avec Ouattara comme Premier ministre(1990-1993), a suscité une régression sociale qui n’a cessé de nourrir le chauvinisme au sein de la population. Proclamé vainqueur de la présidentielle en 2000, après l’échec du putsch, Laurent Gbagbo, a encore durci la politique de l’«ivoirité», avec ses escadrons de la mort. De surcroît, l’implication évidente du régime burkinabé, qui a permis l’entraînement de la rébellion, alimente encore la thématique de l’«ivoirité» et l’amalgame entre «nordistes», « faux-ivoiriens» et «non ivoiriens». C’est pourquoi le camp Gbagbo ne cesse de parler des rebelles en termes d’«envahisseurs», pour évoquer aussi les ramifications extérieures de la crise dite ivoirienne, devenue ouvertement franco-ivoirienne.

L’impasse de la paix néo-coloniale

L’«ivoirité» – tout comme sa critique politicienne – est l’arbre qui cache la forêt des intérêts néo-coloniaux que la fraction Gbagbo avait entrepris de restructurer à son profit, dans le cadre de la néo-libéralisation (privatisations, libéralisation des marchés, etc.). L’instauration de la libre-concurrence entre «investisseurs stratégiques» (français, états-uniens, suisses, canadiens, chinois, etc.), au sein d’une économie et d’un Etat sous hégémonie française, depuis la colonisation, n’était pas du goût des secteurs les plus conservateurs du capital françafricain.2

Sous couvert d’une opposition à la politique évidemment criminelle de l’«ivoirité», la rébellion est un instrument de pression visant à ramener Gbagbo à la raison néo-coloniale françafricaine. D’où la résistance de la fraction Gbagbo aux Accords quasi-imposés de Linas-Marcoussis. En effet, ce processus de «réconciliation nationale» a réduit le pouvoir oligarchique dont elle jouissait, de 2000 à 2002, aux dépens des fractions Bédié et Ouattara, ainsi que des secteurs des bourgeoisies françaises et ivoiriennes liés à celles-ci.

L’opération «Dignité» a été lancée après le refus des «Forces Nouvelles» de déposer les armes, conformément aux accords. La rébellion pose comme préalable la révision – sans référendum – de l’article 35 de la Constitution de l’an 2000, qui prévoit la non éligibilité de Ouattara et de bien d’autres Ivoirien-nes. C’était bien sûr une manoeuvre pour démanteler la rébellion et affirmer son contrôle militaire sur l’ensemble du territoire pendant le reste du processus. Les conditions troubles de l’attaque du camp français – non assumée par Gbagbo, bien qu’il refuse de considérer l’armée française comme une force neutre3 – ont suscité des questions sur l’existence de cette base militaire permanente française, qui veille en fait aux intérêts économiques et stratégiques de l’ancienne métropole dans la sous-région4. Il s’agit en effet, depuis quatre décennies, de la principale force armée en Côte d’Ivoire, malgré l’«indépendance» du pays, poumon économique de la Zone Franc sous tutelle du Trésor français.

Le peuple ivoirien apparaît ainsi comme l’otage et la victime d’une compétition dans le cadre de la restructuration néolibérale d’un néocolonialisme françafricain plus actuel que jamais, n’en déplaise à certaines vedettes de la presse parisienne, pourtant très au fait de la situation réelle.

Jean NANGA

  1. Parti Démocratique de Côte d’Ivoire–Rassemblement Démocratique Africain (PDCI–RDA), parti unique (de 1960 à 1990), fondé par Houphouet-Boigny en 1946.
  2. Le terme FrançAfrique, promu par François-Xavier Verschave et l’association Survie, a été forgé par F. Houphouet-Boigny, partisan de la Communauté Française issue du réferendum constitutionnel de 1958, opposé à l’indépendance, qui lui a finalement été imposée en 1960. Ce notable «traditionnel», médecin, député et Secrétaire d’Etat français, était aussi un gros planteur, dont les intérêts économiques sont restés, jusqu’à sa mort, très liés à ceux du capital français colonial et post-colonial, symbolisé par sa grande amitié avec le fondateur de Bouygues. D’après certaines sources assez fiables, il était aussi co-actionnaire, en Suisse, de Piaget et Harry Winston… Par ailleurs, Nestlé et Barry Callebault y sont très présents dans le cacao (dont la Côte d’Ivoire demeure le n°1 mondial) et le café (n°5). Les autres barons du PDCI, tel Bédié, ont aussi des intérêts communs avec certaines multinationales françaises.
  3. En effet, en septembre 2002, la France a ignoré l’Accord de défense franco-ivoirien de 1961, qui aurait impliqué son intervention aux côtés des FANCI.
  4. Il en existe une autre au Sénégal.