NON au lancement du referendum sur la libre circulation des personnes

NON au lancement du referendum sur la libre circulation des personnes

Dans le cadre du débat lancé au sein de solidaritéS sur l’extension aux dix nouveaux pays de l’UE de l’accord sur la libre-circulation des personnes, nous publions la position d’Eric Decarro, hostile au lancement d’un referendum par la gauche. (réd.)

Je suis résolument opposé au lancement d’un referendum contre l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Confédération suisse et la Communauté Européenne et ses Etats membres, tel qu’il est prévu dans le cadre des bilatérales II. Rappelons que cet accord prévoit d’élargir aux 10 nouveaux pays membres de l’Union Européenne (UE) l’accord sur la libre circulation des personnes conclu en 1999 entre la Confédération suisse et l’UE des quinze, et entré en vigueur en juin 2002.

Ce sont principalement des syndicalistes qui envisagent le lancement d’un referendum «de gauche» contre cet accord. C’est donc de ce point de vue, en tant que syndicaliste, que je prends position dans ce débat.

Je suis contre un tel referendum pour les raisons suivantes:

1) Le referendum ne résoudra rien du point de vue des droits des salariés et des syndicats. Les tendances à la mise en concurrence des salarié-e-s, au dumping salarial et au non-respect des conventions collectives ne datent pas d’aujourd’hui. Seule l’organisation des salarié-e-s sur les lieux de travail et dans les branches peut permettre de résoudre le problème, sans quoi le marché du travail dictera sa loi. La récente recommandation de l’OIT demandant à la Suisse de respecter les droits syndicaux et la protection des délégués syndicaux peut être un point d’appui pour une campagne du mouvement syndical pour l’extension des droits syndicaux.

Les syndicats, s’ils ont une orientation adéquate peuvent organiser les salariés. Ils ne le pourront pas avec l’orientation qui consiste à lancer un referendum contre la libre circulation des personnes, en prétendant par là atteindre un autre objectif, à savoir conquérir de nouveaux droits pour les travailleurs-euses.

2) Le referendum compromet gravement l’avenir du point de vue de l’unité des salariés à construire pour faire face aux tendances régressives actuelles, et ceci tant dans notre pays qu’au niveau européen. Qu’on le veuille ou non, les gens continueront de venir en Suisse pour tenter d’y trouver un emploi et un revenu. Si l’on commence par lancer un referendum pour signifier aux travailleurs-euses tchèques, slovaques, polonais, etc. qu’ils sont «indésirables», ils ne s’organiseront pas dans les syndicats. Nous les exposerons nous-mêmes à la stigmatisation.

Plus même, il est évident qu’un tel referendum, dans le contexte de xénophobie actuelle, constituerait un message à tous les immigrés et ouvrirait sur une dynamique extrêmement dangereuse envers les salariés provenant de l’un des quinze pays membres de l’UE au moment de la signature du précédent accord. Il n’y a, selon moi, aucun espace pour un referendum de gauche contre la libre circulation des personnes. Quoi qu’en disent les partisans du referendum, ce n’est pas la question des droits des salariés qui sera au centre de cette campagne, mais bien l’attaque à la libre circulation des personnes et donc le contenu xénophobe que l’extrême-droite ne va pas manquer de donner à son referendum. Lancer un referendum «de gauche» contre la libre circulation des personnes aurait pour effet de diviser les travailleurs en Suisse et discréditer gravement les syndicats aux yeux des salariés immigrés, actuels et futurs.

3) La logique et la cohérence de la position de ceux qui veulent lancer un tel referendum «de gauche» contre la libre circulation des personnes, voudrait qu’en cas de victoire du NON lors de la votation sur cet accord, on appelle à réprimer les salarié-e-s qui viendraient en Suisse pour y travailler sans papiers légaux, en contradiction (infraction) avec le contenu du vote exprimé. Je sais que telle n’est pas la position de ceux qui sont partisans du referendum dans les syndicats ou dans la gauche se disant «radicale», mais c’est alors de l’équilibrisme, car il est évident qu’un tel referendum victorieux (ou un échec de justesse de celui-ci) déboucherait sur un nouveau durcissement répressif envers les immigrés, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, requérants d’asile, personnes sans statut légal, travailleurs immigrés. On peut compter sur Blocher pour cela! Je pense donc que cette position est intenable et qu’elle est en complète contradiction avec notre soutien au mouvement des sans papiers.

4) Les tenants du referendum croient qu’on va pouvoir défendre les conditions de travail des salarié-e-s de ce pays, en se barricadant dans le cadre national (voire cantonal pour celles et ceux, partisans du fédéralisme, qui considèrent que ce dernier pourrait constituer aujourd’hui une protection efficace contre les tendances régressives qu’induit la globalisation). Je considère pour ma part que ceci ne sera pas possible dans le cadre de la globalisation capitaliste actuelle. La position des tenants du referendum divise les salariés et ne peut que renforcer le nationalisme et la xénophobie. Elle est de plus totalement inefficace dans le cadre de la globalisation qui met en concurrence les salariés entre eux à tous les niveaux et se traduira par des délocalisations et des migrations de salariés, qu’on le veuille ou non.

5) Avec une telle position, bien loin de nous inscrire dans une perspective d’harmonisation et de convergence vers le haut des conditions salariales et de travail entre les pays européens, on s’inscrit dans une orientation qui nous soumet aux différences salariales actuelles, et qui tend à cimenter celles-ci, en tentant de préserver nos conditions dans notre pays à nous, point barre. Peu nous chaut la situation des salariés des autres pays! Cette position nous subordonne à notre propre classe dominante laquelle s’est intégrée depuis longtemps dans la globalisation capitaliste.

On s’inscrit aussi dans une orientation de division des salariés et de concurrence entre eux, qui va favoriser le double processus actuel, à savoir délocalisation des activités et afflux de travailleurs «clandestins» ici, un processus qui nous entraîne bien évidemment dans une spirale à la baisse des conditions de travail. Avec une telle orientation, on aura en prime une répression accrue, ce qui ne va pas précisément dans le sens de la conquête de nouveaux droits pour les salariés et leurs syndicats.

6) Le referendum ne nous rapproche nullement des autres salariés européens, il nous en éloigne au contraire. Ceci nous affaiblira à terme tant dans la perspective de lutte pour la défense des intérêts immédiats des salariés que dans celle d’une rupture avec ce système qui nous entraîne dans une spirale de régression sociale. Ce referendum nous coupe de plus du mouvement altermondialiste, et, au sein de celui-ci, de tous les milieux qui luttent contre la xénophobie et le racisme et pour les droits des migrant-e-s. Les syndicats apparaîtront ainsi comme une force étriquée, voire réactionnaire, et ne sortiront en tous cas pas renforcés d’une telle démarche.

7) Je suis pour lutter contre l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) en cours de négociation dans le cadre de l’OMC et contre la privatisation des services publics qu’il prévoit, en articulant lutte nationale et internationale contre celui-ci; je suis pour lutter contre la directive Bolkenstein qui prévoit d’une part la possibilité de faire venir des travailleurs dans un pays tout en étant soumis aux conditions de travail et aux normes de leur pays d’origine et tend d’autre part à imposer au sein de l’UE la libéralisation et privatisation des services publics impulsée au niveau mondial par l’AGCS (les autorités helvétiques tenteront assurément de mettre très rapidement en oeuvre le contenu de cette directive si elle devait être adoptée par l’UE); je suis pour sensibiliser la population suisse sur le contenu de la Constitution européenne et soutenir le combat de celles et ceux en Europe qui se battent contre cette Constitution néo-libérale et atlantiste; par contre, je suis farouchement opposé à ce qu’on s’attaque à la libre circulation des personnes (surtout, au motif trompeur, de défendre les droits des travailleurs).

Lancer un referendum contre la libre circulation des personnes revient clairement selon moi à apporter de l’eau au moulin des positions d’extrême-droite nationaliste et xénophobe. C’est aussi jouer à l’apprenti-sorcier, car on enclenche ainsi une dynamique extrêmement dangereuse: il est clair que l’extrême-droite, si elle devait aboutir dans son entreprise, avec l’appui de syndicalistes et de forces de la gauche radicale, ne s’en tiendra pas là. Elle fera miroiter, sur une base identitaire, qu’en prenant des mesures radicales contre les immigrés, on assurera les droits et conditions de travail de la population et des travailleurs suisses, ce qui est non seulement totalement illusoire dans la globalisation mais ne peut qu’aller de pair avec des tendances répressives accrues et avec une attaque en règle aux droits des salariés.

Je rappelle que le premier accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’Europe des quinze pourra être réexaminé par le peuple suisse entre 2007 et 2009, et que ce sont les effets de celui-ci – et non des bilatérales II – qui figurent aujourd’hui «à la une» des médias. Or, l’appétit vient en mangeant, et gageons que l’UDC – ou ses sous-marins tels que l’ASIN, des comités ad hoc, etc – n’en resteront pas là. Le referendum présente ainsi un danger pour de nombreux salariés aujourd’hui employé-e-s en Suisse car rien n’est irréversible, on le sait tous. C’est ce qui explique le débat passionné qui a eu lieu sur cet objet lors du congrès du nouveau syndicat Unia et les réactions virulentes de certains délégués immigrés.

8) On pourra me dire ce qu’on veut, la libre circulation des personnes n’est pas simplement le droit de venir se faire exploiter par le patronat suisse, plus crûment le droit de venir «casser» les salaires dans notre pays, dans une perspective où l’on assimilerait les travailleurs des nouveaux pays de l’UE à des «jaunes» instrumentés par le capital dans ce but et en quelque sorte sans volonté propre en tant que travailleurs. De telles conceptions, et de telles assimilations, sont d’ailleurs extrêmement dangereuses car elles nous livrent pieds et poings liés à toutes les positions xénophobes ou racistes qui ont aujourd’hui cours et peuvent ainsi s’exprimer en long et en large dans les médias.

La libre circulation des personnes, c’est aussi pour les migrant-e-s le droit de ne pas être discriminés en Suisse en raison de leur nationalité, c’est aussi le droit de séjour et d’accès à une activité économique, le droit à l’égalité de traitement avec les nationaux en ce qui concerne l’accès et l’exercice d’une activité économique ainsi que les conditions de vie, d’emploi et de travail, c’est aussi le droit au séjour des membres de la famille quelle que soit leur nationalité, c’est la coordination des systèmes de sécurité sociale; tous ces droits sont évidemment importants pour les personnes concernées; même s’ils demeurent souvent formels, cela vaut évidemment mieux que d’être en Suisse sans papier légal et sans droits, en butte à une répression qui peut surgir à tout moment. Pour ma part, je ne suis pas prêt à attaquer ces droits par referendum, même si j’en connais la limite puisque cette libre circulation n’implique aucun droit politique et se borne aux ressortissants des pays de l’UE, ce qui laisse présager un sérieux tour de vis pour les immigrés provenant d’autres pays, en particulier des pays du Sud.

9) Si l’Union syndicale suisse (USS), ou des syndicalistes devaient se lancer dans l’aventure du referendum, il en résulterait de graves problèmes d’image pour le mouvement syndical, en plus d’une division des salariés de ce pays; il ne faut pas croire que l’USS, au cas où elle lancerait le referendum serait tout d’un coup animée par une volonté de lutte nouvelle et que cela constituerait une réorientation de l’ensemble du mouvement syndical dans le sens de positions de gauche plus radicales. L’USS, dans un tel cas, ne ferait qu’appliquer sa ligne de fond qui consiste à croire que l’on peut préserver nos conditions de travail dans le strict cadre national; elle ne lancerait le referendum que pour renforcer sa position d’interlocuteur des milieux dominants de ce pays. On attend toujours, en effet, que l’USS appelle à un mouvement de grève, à un mouvement de lutte général, que ce soit sur l’AVS, les droits des salarié-e-s, la protection contre les licenciements, la lutte contre les politiques d’austérité ou la défense des services publics. Le referendum contre la libre circulation des personnes, ce serait en quelque sorte un moyen pour l’USS de se «dédouaner», un substitut à la lutte, et une tentative «d’instrumenter» les salariés et la population pour renforcer sa position auprès des milieux dominants, en particulier dans le cadre institutionnel, car l’USS se pose clairement et systématiquement en co-responsable de la gestion de ce système. Le problème, c’est qu’en agissant ainsi, l’USS cèderait aux courants d’extrême-droite, chose évidemment inquiétante pour l’avenir, et qu’elle ouvrirait un espace accru au développement des positions xénophobes et racistes dans la population, suisse en particulier.

10) La position des tenants du referendum aboutit à désigner l’immigration comme cause de la paupérisation et du dumping salarial, alors qu’il s’agit bien évidemment d’une logique de système avec ses mécanismes de marché et sa loi de la rentabilité qui conduit à cela.

Nous devons dire clairement quelles sont les causes de cette régression et pourquoi, dans cette globalisation, nous ne pourrons pas défendre les conditions de travail des salariés en Suisse en nous repliant sur le cadre national. Les syndicats doivent non seulement impulser des luttes pour défendre et promouvoir les intérêts des salariés, mais aussi, avec le mouvement altermondialisme, avec les mouvements contre la xénophobie et le racisme, dénoncer cette logique de système, dire aux travailleurs quelles sont les causes de ces tendances à la régression sociale, et lutter avec les salariés et les milieux progressistes du monde entier pour un changement de société, pour une rupture avec ces logiques de marché et la loi du profit qui mettent en concurrence les salariés à tous les niveaux et ouvrent sur la «guerre de tous contre tous». C’est dans cette direction qu’il faut aller selon moi.

Eric DECARRO