Les quatre roues du désastre

Les quatre roues du désastre

Du 3 au 13 mars, le 75e Salon de l’auto se tient à Genève. L’occasion de s’énerver une nouvelle fois en voyant le bout du lac livré aux maniaques de l’automobile et aux nuisances qu’ils suscitent. L’occasion peut-être aussi de réfléchir au phénomène automobile, qui domine totalement la civilisation de ces cinquante dernières années, véritable symbole du capitalisme réellement existant.

L’automobile est beaucoup plus qu’un moyen de transport: elle transforme non seulement l’espace public, mais aussi l’espace privé. Dans la seconde moitié du 20e siècle, sa diffusion massive a modifié de façon profonde les structures des villes, les comportements collectifs, et même les écosystèmes à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, elle est l’une des principales causes de l’émission croissante des gaz à effet de serre, qui menace la vie humaine sur cette terre.

Un engin de mort

Depuis le 19e siècle, la mobilité croissante est présentée comme un symbole du progrès et de la domination de l’homme sur la nature. Pourtant, alors que dans le monde pré-moderne, le préfixe auto rendait compte de l’autonomie humaine, depuis la révolution industrielle, il renvoie de plus en plus à l’autonomie de la machine.

De tous les produits de la technique moderne, l’automobile est celui qui a causé le plus de morts. Il est aujourd’hui la première cause de décès au monde pour les personnes de moins de 45 ans: 250000 morts par an, selon le Worldwatch Institute de Washington, surtout des piéton-ne-s, des enfants et des personnes âgées.

Et je ne parle pas ici des multiples guerres, violences civiles et coups d’Etat, directement provoqués par les lobbies du pétrole occidentaux, en particulier dans les pays du Sud, comme en Irak aujourd’hui. Le régime le plus réactionnaire du Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite, est d’ailleurs né entièrement de la complicité des compagnies pétrolières anglo-états-uniennes avec le clan dirigeant de l’islam wahabbite. Ainsi, dans les années 30, la Standard Oil y acquerrait ses concessions pétrolières pour 50000 dollars (voir le roman de Abdelrahman Munif, Les Cités de sel).

Dévoreuse d’espace-temps

Dans les siècles passés, les êtres humains passaient 3 à 8% de leur temps de veille à se déplacer. Aujourd’hui, ce temps peut atteindre 15 à 20%. Cependant, l’augmentation des distances parcourues progresse dans la même mesure que la diversité des destinations décroît. L’habitant moyen de notre pays consacre ainsi probablement 4 heures par jour à son automobile, si l’on tient compte du temps qu’il passe au volant, mais aussi du temps qu’il passe à gagner l’argent nécessaire à l’achat et à l’entretien de son véhicule.

Aux heures de pointe, l’automobile circule plus lentement que les transports publics ou le vélo. La gabegie du trafic ressemble alors à la gabegie du libre marché: la somme des «égoïsmes individuels» débouche sur un résultat collectif pitoyable. C’est la guerre de tous contre tous, qui transforme la ville, lieu traditionnel de rencontre et d’échange, en champs de bataille bruyant, malodorant et suffocant, dont il faut s’échapper dès que possible.

Reprendre la rue

Dès lors, l’automobile doit aller toujours plus vite: elle exige des voies rapides, des autoroutes, pour échapper à l’enfer de la ville, détruisant ainsi la morphologie même de la cité. C’est le syndrome de Los Angeles: un ensemble de suburbs connecté par des autoroutes, selon le mot de Woody Allen.

C’est contre ce fléau que s’est créé le mouvement Reclaim the Street (Reprendre la rue), en 1991, à Londres, afin de dénoncer le coût social provoqué par l’usage généralisé de l’automobile en ville, mais aussi mettre en cause l’organisation socio-économique qui en est responsable. Depuis lors, de tels mouvements ont vu le jour dans plusieurs dizaines de villes du monde: Critical Mass, à Genève, tous les derniers vendredis du mois en est le prolongement local qui mérite notre soutien.

Jean BATOU