Amiante: une bombe à retardement

Amiante: une bombe à retardement

La catastrophe sanitaire provoquée par l’exploitation de l’amiante est semblable à celle d’un Tsunami. Leurs victimes décimées apparaissent ça et là, des années, des décennies souvent, après avoir été frappées. Pour ce qui est des ravages provoqués par la multinationale suisse Eternit, c’est en Italie qu’apparaissent les premières victimes: les immigrés qui ont travaillé dans les usines de Niederurnen et Payerne en Suisse et celles occupées dans les usines de la famille Schmidheiny implantées en Italie. Pourquoi cette clameur de protestations s’élève-t-elle de la Péninsule alors que les malades et les morts sont bien plus nombreux en Suisse et dans les dizaines de pays où Eternit a propagé son amiante ciment? Sans doute, une solide conscience collective de la nécessité de combattre l’injustice, comme en témoignent ces paroles de sinistré·e·s recueillies sur place par Maria Roselli.

Pendant des années, de nombreux immigrés italiens originaires des Pouilles ont travaillé dans la fabrique Eternit de Niederurnen dans le canton de Glaris. Les malades de l’amiante et les proches de ceux qui en sont morts veulent maintenant que justice leur soit rendue. À cet effet 200 d’entre eux se sont réunis le 19 février dernier dans la salle communale du petit village de Corsano. Ils et elles vivent dans la peur permanente de la mort par une des maladies de l’amiante: asbestose, cancer pulmonaire ou mésothéliome.

Dans les Pouilles, dans l’extrême sud de l’Italie, ne pouvant plus vivre de l’agriculture ont émigré par milliers depuis les années 50 en Belgique, en Allemagne et en Suisse ou il y avait du travail à Niederurnen, dont ils ignoraient alors – et certains encore – qu’il fut mortel. Cela s’est dit dans les villages de Tiggiano, Corsano est d’Alessano. Après leur retour au pays, de façon surprenante, beaucoup de ces anciens travailleurs d’Eternit sont morts de cancer de l’amiante. Il n’y a pas de chiffres précis mais chacun connaît un ami malade des poumons, ou un proche qui en est mort. Quand au directeur actuel d’Eternit, Anders Holte, seul à avoir accès aux archives de la multinationale, il déclare emprunté: «Ce sont environ 2500 travailleurs d’Italie qui sont venus mais après leur retour au pays, l’entreprise n’a plus eu de contact» et elle n’a rien fait pour en prendre.

La salle communale de Corsano est bondée sous une banderole proclamant: «Justice pour les victimes de l’amiante d’Eternit». Les participants qui se connaissent viennent d’Alessano, Tiggiano, Casorano, Gagliano et de Santa Maria di Leuca. L’atmosphère est lourde: tous et toutes partagent la même angoisse. Eux ou leurs proches ont inspiré pendant des années la même poussière mortelle d’amiante dans la fabrique et revendiquent maintenant une réparation pour les dégâts causés à leur santé. Beaucoup d’entre eux disent avoir des difficultés respiratoires, être atteints d’asbestose ou de cancer alors que d’autres restent muets: par peur, ils n’iront plus voir leur médecin.

Dolorata Cazzato est assise au fond de la salle. Elle ne peut plus dormir, elle tousse toujours et s’étouffe mais ne veut pas en connaître la cause, ni que cela se sache: «Espérons qu’ils ne montrent pas de photos des gens malades, je ne le supporterais pas» avait-elle dit avant la réunion à son mari, Salvatore Chiarello. A leurs côtés est assise Maria Rosaria Antonazzo. Son père, Cosimo Antonazzo est mort en 1984, après son retour de Niederurnen «De cancer des poumons». Elle avait treize ans à l’époque: «Il a crié de douleur et craché du sang».

Réparation et justice leur sont dues

Au-devant de la salle, sont assis Elvira Longo et Christian Marini. Leurs pères sont morts d’un cancer de l’amiante. Depuis des années ils ont engagé une procédure contre l’assurance professionnelle suisse, la SUVA. Cette dernière refuse d’accorder aux descendants un «dédommagement pour atteinte à l’intégrité physique». Assunta Orlando est aussi déçue de la SUVA. Son mari, Ippazio Chiarello est lui aussi mort du cancer en 1990, quatre mois après son retour de Niederurnen: «Et pourtant le médecin en Suisse lui avait dit que tout était en ordre». Sa veuve n’a jamais réclamé une rente de survivant à la SUVA car personne ne le lui a jamais dit qu’elle en avait le droit.

Franco Basciani, secrétaire pour les migrants d’UNIA, connaît beaucoup des personnes présentes. Etant jeune, il a lui aussi travaillé à Eternit Niederurnen. Il s’occupe depuis quelques années de ses anciens collègues de travail. Il a organisé une soirée d’information avec l’Association des migrants de Corsano. Franco Basciani et Massimo Aliotta, avocat de l’Association des victimes de l’amiante en Suisse allemande (Asbest-Opfer-Verein) veulent informer les anciens salariés d’Eternit et leurs descendants de leurs droits: «La plupart ne savent pas du tout que des rentes ou des dédommagements leur sont dus, lorsque leur maladie a été provoquée par leurs conditions de travail chez Eternit» s’emporte Aliotta.

Et en Suisse romande?

Le Comité d’aide et d’orientation des Victimes de l’amiante (CAOVA
www.caova.ch) qui vient de tenir son assemblée annuelle à Lausanne, se bat sur les fronts de l’information, la dénonciation des responsables et l’aide juridique et médical des malades et le soutien à leurs proches décédés, qu’ils soient suisses ou immigrés. Ceci avec l’aide de médecins et de juristes bénévoles mais un nombre trop réduit de volontaire dont la plupart atteints par une maladie de l’amiante et une précarité financière chronique. D’où cet appel à l’aide:

CAOVA
c.p. 5708
1002 Lausanne
CCP 10-25551-5
Courriel: info@caova.ch

Mais pour les participants à la rencontre, il ne s’agit pas seulement d’argent. Ils veulent que justice leur soit rendue, dit Fontana Alessio de Tiggiano. Son père est aussi mort à cause de l’amiante dit cette jeune femme qui veut savoir si en Suisse une plainte juridique pourrait être déposée contre Eternit…

Pourquoi ont-ils fait cela?

Après la réunion, quelques anciens travailleurs se réunissent dans le bar en face de la Bibliothèque communale. Domenico Crudo raconte, comment il avait dû se procurer lui-même, au début des années 70, son propre masque de protection: «Partout il y avait de la poussière et pourtant ils ne nous ont pas donnés de masques, seulement quelques-uns seulement bien des années plus tard». À cela, comble de cynisme, Anders Holte, le directeur d’Eternit répond: «Les masques que les travailleurs s’étaient eux-mêmes procurés ne servaient à rien contre la poussière de l’amiante».

Antonio Mariello a travaillé dix-neuf ans à Eternit. Il chargeait avec une fourche à fumier les fibres d’amiante dans les sacs: «Lorsque nous tombions malades et que nous commencions à tousser, ils nous envoyaient simplement dans un autre département, où il y avait moins de poussière». Francesco Treveri donne plus de détails: «Quand la SUVA annonçait sa visite, nous devions nettoyer la fabrique comme un sou neuf». Mario Muccio parle de son frère Vigilio et son cousin Antonio. Les deux sont morts de cancer peu de mois après leur retour de Niederurnen et se demande: «Quand est-ce que cela va m’arriver?»

Antonio Martella serait aussi volontiers allé à la réunion à Corsano. Mais il a besoin constamment d’oxygène et il est épuisé par la chimiothérapie. Il a le cancer de l’amiante et il sait qu’il ne lui reste plus que quelques mois à vivre: «Pourquoi nous ont-ils fait cela?».

«Quand cela va-t-il cesser?»

Biagio Zaccheria, âgé de 60 ans, a travaillé de 1962 à 1992 à Eternit à Niederurnen. Il craint d’être responsable de la maladie de sa femme: «Après 31 ans, ils m’ont tout simplement mis à la porte. Ils disaient que je simulais. En 1991, mon asthme devenait de plus en plus grave. Le médecin de la SUVA m’a fait déplacer dans un autre secteur. C’était toujours comme ça. Celui qui était malade était déplacé. Le licenciement m’a atteint de plein fouet. Ma femme Rosaria et moi avons empaqueté deux ou trois choses et nous sommes rentrés à Corsano avec notre plus jeune fille».

«Maintenant nous vivons dans la crainte constante. Ma femme a déjà eu trois opérations. C’est aussi ma faute. Je revenais toujours plein de poussière du travail. Nous n’avions pas de douche. J’ai donc apporté cette saleté à la maison. En 1990 Rosaria a eu une première opération. Elle avait le cancer de l’estomac. Quand elle semblait aller mieux, elle a eu un deuxième cancer de la lymphe en 1998. Elle a survécu, un miracle. Maintenant ils lui ont ôté un ganglion au poumon. Est-ce que cela ne va jamais cesser? Qu’est-ce qui va se passer, si je suis aussi atteint? Je n’ose pas y penser. Je ne vais plus chez le médecin. Je ne veux plus savoir l’état de ma sant酻

À ce cri de détresse, le représentant de l’employeur de Biagio, Anders Holte, évasif et couard, se contente de déclarer: «La firme Eternit ne donne aucune information sur l’état de santé de ses anciens travailleurs. Biagio Zaccheria a été licencié à la fin 1992 dans le cadre d’une réduction d’effectif due à la récession dans le secteur de la construction. Dès la fin des années 70, Eternit a introduit une série d’innovations dans le cadre de la protection de la santé des travailleurs»… Grave!

Pierrette ISELIN
d’après l’article de Maria ROSELLI,
«Sie suchten Arbeit und fanden den Tod»,
Work, 25.2.2005.