2006, année Mozart: la sainte colère dHarnoncourt
2006, année Mozart: la sainte colère dHarnoncourt
Le chef dorchestre Nikolaus Harnoncourt est un personnage singulier. Initiateur de la révolution de linterprétation baroque à la fin du siècle passé, théoricien du discours musical, il a toujours recherché ce qui pouvait parler à notre époque dans la musique classique, en la décapant de ses assoupissements romantiques. Mais le descendant dune longue lignée aristocratique est aussi celui qui, par deux fois déjà, a dirigé lévénement musical le plus huppé et le plus glamour du monde, le concert du Nouvel-An de la Wiener Philharmoniker. Il est ainsi à la fois dans linstitution et contre elle, adoptant par moments une attitude proche du «romantisme révolutionnaire» analysé par le sociologue Michael Loewy1. Voici des extraits de son «coup de gueule», lancé à la fin du concert douverture de lannée Mozart, en guise de discours officiel.2
Cette année, lAutriche sappelle Mozart. Mais je crains que cela nait rien à voir avec lui, mais bien davantage avec le commerce et largent. En réalité, nous devrions être gênés. Car ce que Mozart nous réclame, cela depuis plus de 200 ans est très simple: nous devons écouter, très attentivement et silencieusement. Si nous comprenons ce quil nous dit sans mots, si nous comprenons sa plaidoirie et ses adjurations, alors nous devrions nous sentir plutôt gênés au lieu de nous pavaner fièrement. Aujourdhui, nous le célébrons, et cela donne presque limpression que nous voulons nous célébrer nous-mêmes. Concernant Mozart, nous navons pourtant aucune raison dêtre fiers de quoi que ce soit, déjà même lorsquil vivait, ici, à Salzbourg et à Vienne. Il nous demande quelque chose avec la rigueur inflexible du génie et nous lui offrons nos jubilés, leurs chiffres daffaires et leurs rendements. Nous débitons sa musique, évacuée ensuite par tous les canaux publicitaires. Cela ne devrait pas être, cest un scandale et une honte. Comment peut-on le tolérer? ( )
La musique, ni secrète, ni «utile»
La musique nest nullement le langage secret et inaccessible dune minorité arrogante, sûre delle et privilégiée, non, tout un chacun peut recevoir ce quelle a à dire, peut partager ses richesses, si ses antennes ont été correctement orientées dès lenfance. Comme lart est chez lui dans limaginaire, il possède quelque chose de mystérieux, dinexplicable. Sa force invisible est puissante et dangereuse, ses effets subversifs. Cest pourquoi tous les dirigeants ont cherché à le mettre à leur service. Sans succès, car lart est toujours oppositionnel et souverain, il ne se laisse ni briser ni dresser. La musique est un langage de lindicible qui sapproche quelquefois bien plus des vérités premières que le langage des mots, avec sa logique, sa netteté, son «oui ou non» effrayant. Le rôle que nous attribuons à lart est bien souvent dêtre utile ou dêtre domestiqué. Dans notre vie musicale, si bien développée, les êtres humains doivent trouver joie et détente après un travail épuisant, y reconstituer leur résistance au stress quotidien. (Les nazis appelaient cela «la force par la joie» Kraft durch Freude avec une justification du reste analogue à celle des articles de la Déclaration des droits de lhomme3). Une dangereuse étape dans le long et illégitime processus de transformation de lart en quelque chose «dutile».
Le refuge de lesthétisme
La musique des grands compositeurs na presque jamais servi cette tendance, elle a toujours représenté bien davantage: cest-à-dire une réaction sensible à la situation spirituelle dune époque. Elle était et reste un miroir qui aide lauditeur à se reconnaître et qui lui fait aussi découvrir des abîmes. Lorsque lon entendit la symphonie en sol mineur de Mozart pour la première fois, on se demanda si de tels ébranlements étaient permis. Pour les hommes de cette époque, cette symphonie allait jusquaux extrémités du langage musical. Philosophe de la culture et de lesthétique musicale, le Zurichois Hans Georg Nägeli (1773-1836) se demanda, comme nombre de ses contemporains, si cette musique était tolérable et raisonnable. À lépoque contrairement à aujourdhui personne nest rentré chez lui rasséréné. Lart nous amène, souvent nous force même, à faire des découvertes: il est le miroir dans lequel nous devons regarder. Pour échapper à cela, on a développé une manière purement esthétisante, certains disent «culinaire», daborder lart. On écoute de la «belle» musique, on regarde de «belles» images mais on ne se laisse plus ébranler par elles, sans même parler dêtre bouleversé de fond en comble. Il y a 50 ans, jeune musicien dorchestre, je devais jouer la symphonie en sol mineur de Mozart à longueur dannée et comme le voulait lépoque, gentiment et joliment; les auditeurs hochaient la tête avec ravissement et lon parlait ensuite de «bonheur mozartien». Mais la partition qui se trouvait sur mon pupitre disait autre chose, disait que tout ici avait été remis en question, voire même détruit: la mélodie, lharmonie, le rythme. Rien nétait conforme, à part peut-être le trio romantique du menuet. Il y a 50 ans, après la guerre, peut-être que lharmonie rayonnante, le charme pur étaient nécessaires on venait de vivre cruellement le revers de la médaille. De fait, toutes les interprétations de Mozart ne soulignaient que le côté lumineux, positif et refoulaient tout ce qui pouvait ébranler. Cette «symphonie» est devenue ma symphonie du destin personnelle, elle a fortement changé ma vie, puisquun jour, après 17 ans comme violoncelliste dorchestre, je nai plus supporté de la jouer et jai quitté lorchestre
traduction, sous-titres et adaptation: Daniel SÜRI
1 Voir Michael Loewy, Rédemption et utopie (PUF, 1988) et Révolte et mélancolie.Le romantisme à contre-courant de la modernité (avec R. Sayre, Payot, 1992).
2 Version complète sur le site www.styriarte.com/harnoncourt
3 N. Harnoncourt avait auparavant expliqué que les articles 26 et 27 de la Déclaration unverselle des droits de lhomme, consacrés à léducation et à la culture, étaient dune «pénible indigence».