Le patriarcat au temps du corona

Comme chaque crise, la pandémie mondiale de COVID-19 agit comme un révélateur des rapport sociaux, notamment de genre. En 1991 et en 2019, la grève féministe du 14 juin faisait l’hypothèse suivante : si les femmes croisent les bras, le pays perd pied. Rien n’est plus visible aujourd’hui. 

Manifestation du 8 mars 2020 à Paris
Manifestation du 8 mars 2020 à Paris

Les femmes sur tous les fronts : précarité et pression

Si les crèches et les écoles ont fermé, le travail productif n’a pas cessé, même s’il prend parfois la forme du télétravail. Au vu de la répartition des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels, c’est bien souvent la mère qui doit trouver une solution pour assumer simultanément son travail salarié, la garde des enfants, le soin aux proches, l’entretien du ménage. 

En effet, en 2016, selon l’Office fédéral de la statistique, la part de travail domestique hebdomadaire exercée par les femmes se situait à une moyenne de 28,1 h contre 17,9 h pour les hommes. Les inégalités les plus fortes se trouvent dans un ménage avec un enfant de 0 à 6 ans, où les femmes prennent en charge 57,8 h par semaine contre 32,8 pour les hommes. 

Et ce d’autant plus que les grand-mères, autre relais féminin indispensable, doivent s’isoler. Outre cette pression, une recrudescence des violences domestiques est à prévoir, du fait du confinement. Les plus précaires d’entre nous sont particulièrement vulnérables, sans accès aux services de l’État ni à une communauté forte : travailleuses sur appel, ubérisées, travailleuses du sexe ou encore sans-papiers. 

Un travail enfin reconnu ? 

Chaque soir, nous applaudissons le personnel soignant, celui de la vente, du social et les nettoyeurs·euses, qui assurent notre survie. Des posts sur les réseaux sociaux soulèvent l’abnégation des mères et des grands-mères, les félicitant pour les soins qu’elles prodiguent. Effectivement, les femmes représentent l’immense majorité du personnel des secteurs précités (76 % dans les soins et le social, 66 % dans le commerce de détail selon l’Office fédéral de la statistique). Ce sont elles qui doivent gérer les injonctions contradictoires engendrées par la position du Conseil fédéral. Elles doivent ainsi déployer des trésors d’ingéniosité pour continuer à faire fonctionner leurs foyers, puisque cette charge leur revient dans une écrasante proportion.

Le travail des femmes, rémunéré et non rémunéré, apparaît plus que jamais comme le ciment de nos sociétés. Pourquoi est-il alors si dévalorisé, d’un point de vue matériel comme symbolique ? Pour mieux comprendre cette contradiction apparente, la théorie de la reproduction sociale est un outil pertinent. En effet, pour que les travailleurs·euses soient aptes à vendre leur force de travail, ils·elles ont besoin de la reproduire: dormir, manger, être soigné·e·s, avoir accès à des loisirs et élever des enfants, futur·e·s travailleurs·euses. 

C’est là que réside la principale tension pour la bourgeoisie : durant tous ces moments où le·la travailleur·euse dort, mange et se distrait, les marchandises nécessaires à l’enrichissement du capitaliste ne sont pas produites. Ainsi, si la reproduction de la force de travail lui est nécessaire, il lutte pour qu’il soit le moins long et le moins cher possible. La solution la plus rusée est alors de le naturaliser : si les femmes lavent des chaussettes, préparent des repas, cajolent leurs enfants, c’est par amour. Et l’amour n’a pas de prix ! 

Ainsi, les femmes se retrouvent assignées à ces tâches indispensables qu’elles endossent gratuitement. Cette logique déploie ses tentacules dans les secteurs salariés du care, essentiellement féminins. En donnant le rôle de la reproduction sociale aux femmes et en s’appuyant sur une idéologie sexiste préexistante, la bourgeoisie crée le cadre nécessaire à un système dépendant du travail peu ou pas rémunéré de la moitié de la population. 

Une prise de conscience salutaire 

Avec cette crise de grande ampleur, le rôle du travail reproductif ne peut plus être ignoré. Celui-ci est évidemment prépondérant pour les capitalistes, mais il l’est également pour notre classe. La lutte des travailleurs·euses au sein de la sphère productive est absolument essentielle dans une optique de changement de système durable, mais la lutte centrée sur le travail reproductif l’est également. 

Il est donc plus que jamais indispensable de continuer à se battre pour faire appliquer l’entier des revendications de la grève féministe. Nous devons également maintenir le combat pour des services publics forts et dont l’accès serait universel, quel que soit le genre, la race, la classe, le statut légal, l’orientation sexuelle. La valorisation du travail de reproduction sociale ne se fera qu’à travers une lutte menée par les premières concernées, depuis les lieux de vie sociaux, des crèches aux EMS, en passant par les chambres à lessive.

Maimouna Mayoraz